Jésus, unique source, irremplaçable, de nos affections – Luc 14, 25-33
Par le Père François Marxer
Et voilà – et enfin ! penseront même certains – voilà la question qui fâche : être disciple, nous mettre en route sur un chemin d’évangile, jusqu’où ça va nous mener ? Eh ! il faut quand même regarder à la dépense !…
Eh bien, nous en avions eu un avant-goût, le dimanche qui suivait l’Assomption, quand Jésus nous avouait qu’il n’avait qu’un désir : c’est que le feu qu’il apportait sur la terre incendiât le monde et les cœurs humains et que cela allait départager ceux-ci ; et de nous évoquer une famille secouée par cette irruption du Règne de Dieu qui toujours frémit à l’horizon. Trois contre deux, et deux contre trois. Il y avait deux façons d’imaginer ce départage : les parents – la vieille garde, père et mère – d’un côté, et les jeunes – le fils et sa femme, la fille – de l’autre. Classique : le conflit des générations. Ou bien alors, mais là, la psychanalyse n’aura rien à y redire : le fils du côté de la mère, et en face, le père et les deux jeunes femmes, sa fille et sa bru(1). Ça ne s’arrangeait pas, à tout le moins. Alors, pourquoi, se disait-on, ne pas retraverser l’évangile pour y épingler tout ce qui se rapporte aux relations familiales : ça commençait en fanfare quand le jeune Jésus, dans toute l’insolence de son adolescence, répond carrément à ses parents tout affolés de l’avoir perdu trois jours durant : « Vous n’avez donc pas compris ? Mais il faut que je sois aux affaires de mon Père… »
La suite est plus contrastée : débordante d’affection, quand Jésus rend à sa mère le fils revenu à la vie, cela aux portes de Naïm, et de même, sa petite de douze ans à Jaïre, le chef de synagogue, ou encore ce fils handicapé et que voilà guéri, à ce père découragé et qui n’en peut plus. Il y a aussi des moments plus tendus, comme ce chipouillage/cette chipouillerie entre les deux sœurs de Béthanie, Marthe, l’aînée au caractère disons … affirmé, et Marie, la cadette d’une impressionnante douceur.
En gros, tout ça ne va pas trop mal, même si ça n’est pas parfait, jusqu’au moment où – et c’est la surprise – on tombe sur ce verset : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » J’ai bien dit : sans haïr, oui, c’est le texte même de saint Luc(2), et ça fait froid dans le dos, parce que clairement, loyalement, on se dira : ben, on n’est pas à la hauteur. Nous sommes des médiocres au fond, incapables de relever le défi. Alors on va chercher à s’arranger, on trouve des subterfuges : c’est ce qu’ont fait les traducteurs de nos missels en proposant : « sans me préférer à son père, sa mère, etc. » C’est plus commode : Jésus demanderait la préférence, d’être préféré à toute la famille ? Bon, c’est pas infaisable, on s’en tirera, sans les honneurs de la guerre, c’est vrai, mais au moins avec la conscience tranquille.
Mais ne reculons pas devant la difficulté : haïr est bien écrit, noir sur blanc. On tente une diversion, on dira : ouais, style oriental, qui raffole de l’hyperbole, de l’excès, et c’est indiscutablement excessif, une telle détestation est inenvisageable ! Serions-nous dans l’impasse ? À ce moment-là, il faut nous dire une chose, fermement : Jésus ne nous veut pas du mal, et même, il ne nous veut pas du bien : comme ça, c’est trop peu ! non, il nous veut le bien. Carrément.
Et pour le comprendre, quittons quelques instants le texte de Luc, si noir, si effrayant, et demandons à saint Matthieu de nous apporter quelque éclaircissement, et Matthieu va s’avérer bien utile. Que nous dit-il, dans le même passage parallèle ? « Celui qui aime père et mère, ou fils ou fille, plus que moi, n’est pas digne de moi ».Là, c’est bon, n‘est-ce pas ? Ça se digère mieux. Il n’est pas question de cette haine impossible, d’une détestation violente, sauvage, contre les siens. Mais d’une hiérarchie de nos affections : la source irremplaçable, c’est Jésus, et c’est en lui que toutes nos affections trouvent et puisent leur origine, et pas seulement dans des instincts, des réflexes d’une naturalité un peu animale. Jésus, la source : eh ! la Samaritaine qui trimbalait quelques casseroles conjugales, en a compris quelque chose !
Revenons au texte de Luc si insupportable à nos yeux – mais il ne l’était pas pour ceux de la fin du premier siècle, pour lesquels Luc écrit son évangile ; les temps étaient tourmentés, les vexations, voire les persécutions, allaient bon train. Devenir disciple du Christ, du Messie, il fallait le choisir, ça n’allait pas de soi, et pour rester fidèle au choix qu’on avait posé, il fallait en payer le prix, et un prix élevé : supporter des ruptures, jusque dans les solidarités familiales, protectrices certes, mais aussi encombrantes, et même étouffantes par bien des aspects.
Jésus est unique. Il ne réclame même pas la préférence, d’être comparé, de faire concurrence aux autres de nos entourages, d’être étalonné, c’est entendu. Jésus est unique, et chacun se retrouve seul, devant lui seul. Et il ne s’agit pas de se défiler et de disparaître élégamment dans la masse, fût-ce celle de la communauté. Seul devant l’Unique. Vous me direz : mais c’est la condition du moine, de la moniale ! C’est vrai, mais moines et moniales ne sont jamais que des baptisés qui ont choisi d’aller jusqu’au bout de la logique de leur baptême, certes dans un cadre spécifiquement aménagé ; cette exigence à laquelle ils se sont voués, elle est exactement la même pour nous ; simplement, pour nous c’est bien plus compliqué, parce que nous ne bénéficions pas de ce cadre privilégié, nous sommes dans le maelström du monde instable, inconstant, et toujours menacé par l’emprise du Système, dont les fameux GAFA dessinent déjà son ambition de réduire notre liberté à une servitude volontaire.
Solitaires devant le Christ, oui, nous le sommes, en dépit du grouillement du monde qui s’agite autour de nous, en dépit même des attachements qui peuvent parfois nous ligoter. Cette solitude essentielle, inaltérable, nous en faisons l’expérience, nous l’éprouvons dans ce noyau intérieur, simple et secret, qui est comme notre jardin intime – relisons pour cela le Cantique des cantiques : c’est dans ce jardin que le Fiancé rencontre la Bien-aimée qu’il a choisie. Ce lieu-là, ce lieu d’intériorité – mais une intériorité qui n’est pas pur confort narcissique et écologique -, il convient d’y revenir et de ne surtout pas le déserter. Ce lieu d’intériorité est impartageable, il n’y a que moi et le Christ qui y puissent entrer. « Secretum mihi », mon secret est à moi, répondait Édith Stein à des collègues un peu trop pressants et curieux…
La prière sera l’expression vraie de ce lieu unique que je fréquente. Même avec des formules empruntées, sur-utilisées, éculées même. Simplement, la prière doit de garder de se défigurer en piété, j’entends par là une pure mécanique qui ne viserait que productivité et résultats, un investissement en quelque sorte (ou alors, passe-temps pas trop désagréable !)
Solidaires nous sommes sans aucun doute, nous avons le souci de l’humanité des hommes. Mais là aussi, le danger nous guette : de réduire notre chemin d’évangile, notre consécration baptismale, à l’humanitaire, pour tout dire, à de la morale, de la moraline même ! et l’hémorragie de nos communautés qui ne fait que commencer (ou se poursuivra, comme on voudra) vient de là en grande partie. La foi sans les œuvres, ça ne vaut pas tripette, et les œuvres sans la foi – cette dérive qui nourrit l’incroyance –, c’est de l’agitation, où l’on s’ébroue utilement sans doute, mais de l’agitation quand même.
Le Christ est l’alpha et l’oméga de ce que je suis, de mon existence. Et personne d’autre ne le sera ici-bas. Et c’est cet ancrage-là qui me donne – car ça m’est donné – de goûter, de jouir et de vivre les affections qui sont les miennes. Ce sacripan de Hegel qui a fait bien du mal à la philosophie, mais superbement, disait que « toute conscience poursuit la mort de l’autre ». Ce qui est, c’est vrai, souvent vérifié. Mais, baptisé, tu te rappelleras qu’il y a au moins une Conscience – la seule parfois – qui poursuit la vie de ce que nous sommes, que nous soyons des vivants solitaires et solidaires.
Rueil-Malmaison, 7-8 septembre 2019
Sainte-Thérèse
23ème dimanche du temps ordinaire (année C)
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Notes du copiste :
(1) relire Luc 12,49-53 ;
(2) saint Luc use du verbe μισεῖν (= « misseinne »), que l’on retrouve dans notre français « misanthrope » = qui hait le genre humain ;
(3) lire Matthieu 10,37.