Quelle place au banquet ? – Luc 14, 1-14
par le Père François Marxer
« Quand tu es invité, ne va pas t’installer à la première place, tu risquerais quelque déconvenue. Qu’un autre plus considéré que toi ait été invité, eh bien ! on te priera poliment de lui céder ta place. Quelle honte ! tu en rougis d’avance de confusion ! Donc, plus prudemment, plus habilement, va te mettre à la dernière place, et là tu as toute chance qu’on te fasse monter plus haut, au rang de ta dignité qui sera ainsi par tous reconnue… »
Alors, stratégie ou tactique, comment choisir, surtout sans être un faux-jeton ? Car c’est toujours le même problème en société, en particulier dans ces réunions mondaines, protocolaires, où vous êtes inévitablement invité et où vous vous rendrez – inévitablement, question de convenances… Et alors, c’est un enchaînement infatigable de politesses, de clichés et de platitudes qui se débitent d’un ton pénétré ou entendu, et où la banalité le dispute difficilement à la frivolité : « Words, words, words… », comme disait le grand Shakespeare. On piaffe – en tout cas, je piaffe – intérieurement devant tant de vacuités, pour ne pas dire de simagrées, et finalement, je l’avoue, pour tempérer l’énervement qui me gagne, je jette, dans toutes ces minauderies, comme une brusque embardée, histoire de provoquer un dérapage qui sera plus révélateur des uns et des autres. Rassurez-vous, je ne suis ni entomologiste ni romancier et je ne tiens ni journal ni carnets de quelque grand œuvre à venir, où je collectionnerais mes trouvailles ou mes surprises. Simplement, j’observe.
À tout bien prendre, à lire l’évangile, Jésus ne dédaigne pas ces invitations, voire ces mondanités. Pourtant, c’est en milieu miné qu’il est invité : « dans la maison d’un chef des pharisiens », et ses coreligionnaires sont là, bien entendu. On entend le bruissement feutré des conversations entre gens bien-pensants, on n’est pas à couteaux tirés avec l’invité, mais on l’observe du coin de l’œil. Ça commence mal : car Jésus remarque un homme qui souffre d’hydropisie. Or, on est un jour de shabbat ! qu’à cela ne tienne ! Jésus interroge : « Permis, ou pas permis, de guérir durant le shabbat ? » Silence gêné, surtout quand Jésus rappelle que si ton fils ou ton bœuf tombe dans un puits le jour du shabbat, eh bien, tu iras le rechercher, n’est-ce pas ? Et l’hydropique repart, guéri. Voilà qui n’arrange pas les choses.
Jésus est observé, mais lui aussi il observe, et il n’y va pas par quatre chemins, il met les pieds dans le plat. Il s’enhardit donc après avoir posé la question qui fâche à propos du Shabbat – la réponse est évidente, mais personne ne prend le risque de dire tout haut ce qu’il a sur le cœur -, et voilà que Jésus remarque la pulsion irrésistible, appétitive, de certains pour les premières places, pour les places d’honneur, tant ils sont conscients de leur propre importance et de leur grandeur. Cela me rappelle son Éminence le cardinal Eugène Tisserant, Doyen du Sacré Collège, Bibliothécaire de l’Église, évêque d’Ostie et de Porto et Santa Ruffina, Préfet de la Congrégation pour l’Église orientale, Président de la Commission biblique – excusez du peu !… ; voilà son Éminence invitée à présider la distribution des prix d’un grand lycée de Nancy, les personnalités montent sur l’estrade, le proviseur, avisant la rangée des fauteuils du premier rang, invite son Éminence à prendre place : – « Lequel, grogne son Éminence, ils sont tous pareils… » On ne saurait mieux dire !…
D’où le conseil de Jésus : ne te surestime pas ! Ce qui fait ta valeur, c’est le regard que les autres portent sur toi, et non pas ton propre jugement… Et encore, ce n’est pas sûr du tout, c’est même aléatoire. Celui qui a de la valeur, saint Paul le dit bien, c’est celui que le Seigneur recommande, et pas celui qui se recommande lui-même. Et le Seigneur recommande par l’ouvrage de la vérité qui s’accomplit, souvent discrètement. Alors, la dernière place ? oui, c’est plus prudent. Encore que, comme l’a constaté Charles de Foucauld qui convoitait cette place-là, quand tu veux la prendre, tu te rends compte qu’elle est toujours occupée, mince alors ! et par vous, Seigneur. Bien sûr, en entrant en humanité, vous avez joué le jeu jusqu’au bout, vous avez envoyé promener votre majesté et les fanfreluches de la grandeur, pour revêtir les atours, oh, très humbles, de la bonté et de la miséricorde : reconnu homme à votre manière d’être, vous vous êtes fait serviteur – c’est votre titre de fierté : le serviteur qui donne sa vie en rançon pour la multitude qui ne se doute de rien –, vous êtes parmi les petites gens, les péquenots de Galilée, et vous ne réclamez pas de prérogatives ecclésiastiques. Conclusion : puisque vous occupez la dernière place, on tâchera de se contenter de l’avant-dernière. Mais ce n’est pas facile : je le vois pour moi en premier…..
….. Quand je vois, moi qui peux me prévaloir de l’âge quasiment en passe d’être vénérable, et de l’expérience assortie, quand je vois des freluquets de jeunes clergeons me passer devant, ah ah ! mon sens de la dignité et de la hiérarchie des choses ne fait qu’un tour. Avant, je grommelais intérieurement – oh ! pas longtemps -, maintenant je m’amuse de ce qui pourrait bien être ma sottise.
Là-dessus, un deuxième conseil, mais à longue portée, celui-là : « Quand tu invites, n’invite pas des gens de ton rang, de ton milieu, où vous serez entre-soi, comme on dit, car l’usage veut qu’en retour, tu seras invité : fifty, fifty, tu n’as rien perdu, donc tu n’auras rien donné. Mais si tu entends donner généreusement pour de bon, invite les cagneux, les déshérités de la terre, les mécréants, tous ces gens-qui-n’en-valent-pas-la-peine, qui sont « pas intéressants » comme on dit (à tort !), car eux n’ont rien à te donner en retour, sauf peut-être d’être considéré comme vraiment fils de Celui qui est bon pour tous, même pour les ingrats ».
Encore que ce ne soit pas si aisé que ça : tous ces traîne-misère que convoque l’évangile, ils ne sont pas forcément à leur aise. Ça me rappelle un de mes précédents curés que, chaque dimanche matin, un de ses paroissiens, forcément bien intentionné, venait titiller à la sortie de la grand-messe, en avisant le SDF qui faisait la manche à la sortie : « Enfin, monsieur le Curé, vous devriez l’inviter, là, un dimanche, ce serait conforme à l’évangile, etc. » Jusqu’à ce dimanche-là où, agacé, le dit curé dit au SDF en question : « Allez, viens, tu me suis… », et de se diriger vers la demeure de ce paroissien exemplaire. Coup de sonnette : « Tenez, nous voilà ; moi je dois filer, mais comme ça, c’est conforme à l’évangile, n’est-ce pas ? » Sans doute l’anecdote est fort drôle, l’arroseur arrosé ; mais je crains la gêne immense, et pour la famille – car après tout, un clochard ne sent pas forcément la savonnette, et puis on n’a pas la conversation… – et pour le clochard, qui risque d’être intimidé, de saisir qu’il est un intrus, à moins qu’il ne retrouve vite sa franchise et sa gouaille. Mais rien n’est moins sûr.
« Cela te sera rendu à la résurrection des justes ». Pourquoi ? Parce que, vois-tu, on ne donne que ce qu’on n’a pas, et c’est en le donnant qu’on le reçoit et qu’on le possède. À ce pauvre type, à ce moins-que-rien-qui-n’en-vaut-pas-la-peine, je lui donne ce que je n’ai pas, mais par le fait même que je le donne, je le reçois. Et quoi donc ? eh bien, cette profondeur, cette justesse d’humanité qui me fait défaut, car je suis trop bien intégré dans le grand jeu du théâtre social, trop bien positionné sur le piédestal de ma position avantagée – et qui est fragile, ô combien : ma femme me quitte…., éjecté parmi les chômeurs, et patatras ! toute ma ronflante dignité est par terre…
Recevoir cette part d’humanité qui me manque, à moi, coincé dans les artifices des bonnes convenances et des semblants, et j’en suis redevable de gratitude. C’est la prophétie du Jugement dernier en Matthieu 25 : « Ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait ». Ce n’est pas une hallucination, c’est du très réel, car Dieu est le facilitateur, si j’ose dire, de cette humanisation, de ce commerce d’humanité – ô admirabile commercium – toujours à poursuivre. Un placement à long terme, si tu tiens vraiment à faire du bénéfice. Tiens, un bon exemple de cela : au début des Misérables, le roman de Hugo, Jean Valjean, le forçat libéré du bagne, revient chez l’évêque de Digne, Mgr Myriel – prénommé Bienvenu ! -, encadré par deux gendarmes qui ont découvert dans sa besace l’argenterie que Valjean venait de voler à l’évêque. Et que dit, que fait Mgr Myriel ? Il remet deux chandeliers en argent au prévenu : « Jean Valjean, mon frère, vous les aviez oubliés, je vous les avais donnés aussi. » Jean Valjean, mon frère : au fond, ce que ce délinquant récidiviste aura donné à l’évêque, c’est la fraternité. Une découverte, un trésor, le meilleur de l’humanité. Et surtout pour un évêque de ce temps-là.
Rueil-Malmaison, 31 août-1er septembre 2019
Sainte-Thérèse et Notre-Dame de la Compassion
22ème dimanche du temps ordinaire (année C)