Premiers ou derniers pour entrer dans le Royaume – Luc 13,22-30
Par le Père François Marxer
« Quelqu’un lui demanda : Seigneur, n’y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? » Eh ! branché question théologie, ce quidam qui interroge ! À croire qu’il a lu les traités de Calvin et les controverses du XVIème et du XVIIème siècles sur la prédestination ! Il veut en avoir le cœur net : les choses sont-elles pliées et réglées d’avance ? quelques privilégiés qui surnagent (quand on sait la difficulté à maintenir sa vie religieuse selon les normes, on ne peut guère s’attendre à mieux !) ? En revanche, une masse de réprouvés, une massa damnata qui fera trembler les croyants (qui auront plus ou moins mal lu saint Augustin), ça, c’est une hypothèse valable. Alors, autant demander à ce Rabbi qui a l’air d’avoir quelques tuyaux sur les intentions de Dieu quant à notre avenir.
Je l’ai rencontrée il y a trois semaines environ. Elle s’appelle L***, son prénom semble flotter comme un rêve dans le monde des fées du Moyen âge. Elle a une vingtaine d’années et sa vie n’a rien d’enchanté. C’est l’enfer, au contraire. À cet âge, elle a été mise à la porte de l’appartement familial. Sa mère s’est suicidée il y a quatre/cinq ans, alcoolique, elle battait ses enfants, sa mort a presque été un soulagement ; d’ailleurs, personne n’a cherché à la dissuader. Le père s’est mis à la colle avec une femme qui veut être maîtresse du terrain : les enfants majeurs ont pris le large. Seul reste, souffre-douleur de la marâtre, le jeune frère, 14 ans ; il s’en sort avec l’alcool qu’il chaparde au père et les joints qu’il peut fumer. L*** s’était spécialisée dans le secteur éducatif, mais elle n’a trouvé de travail que dans un EHPAD. Atroce. Elle a quitté. Puis, un grossiste en fruits et légumes. Ce n’est pas mieux. Dégoût de la vie, sans la moindre lueur à l’horizon. Sa sœur aînée, qui vient d’avoir un petit garçon, n’a pas trop envie de s’encombrer d’une sœur aussi accablante dans la dépression où elle s’engouffre. L*** voit bien que le copain avec lequel elle tente de vivre – le copain travaille dans une installation nucléaire, imaginez, la peur au ventre… – donc, que le copain commence à en avoir assez, il prend ses distances. Tout est bloqué, alors L*** ne voit plus que les portes de la mort qui s’ouvrent devant elle pour s’en sortir. C’est pourquoi elle est venue au monastère où je me trouvais, elle voulait voir un prêtre. Pourquoi ? pour savoir, si elle se tuait, si elle pourrait aller au paradis.
Que t’ai-je répondu, L*** ? D’abord que lancer sa voiture à folle allure contre un arbre, on peut s’en sortir, et pas indemne du tout… Vincent Lambert n’est pas si loin de nous. Et puis surtout, L***, je t’ai dit que tu ne connaissais pas encore les gens à qui plus tard tu feras du bien. Alors tu as eu un sourire et tes larmes ont cessé de couler. Tu es repartie et, depuis, je suis hanté par ton visage gonflé de chagrin et de désespoir.
Alors, seras-tu sauvée, quoi qu’il arrive ? Peu ou beaucoup, ce n’est pas la question vraiment. Tu fais partie de cette foule qui suit Jésus tant bien que mal, dans un grand désordre où on se bouscule, où on se cogne, où ça cogne parfois : beaucoup meurtris, cabossés comme toi, mais pas seulement : il y a aussi les curieux, les dilettantes, qui suivent le mouvement, sans y être vraiment de cœur. À tous ceux qui suivent – et ils sont nombreux, et ils présentent leur titre de transport pour faire partie du voyage, pour suivre le Messie : on est croyant, qu’ils disent, mais on n’est pas pratiquant. Enfin, pas trop, ou plutôt, à notre manière, pas toujours très réglementaire…, à tous ceux-là qui suivent, obstinément, dans le brouhaha où on arrive quand même à penser aux autres, aux proches, oh ! de temps à autre, pas plus ! Jésus parle : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite… » La porte est étroite, mais elle est ouverte. Seulement, on a l’impression qu’il y a foule à se presser au portillon. Comme jadis, dans le métro, où les lourds vantaux à l’entrée du quai se refermaient lentement à l’approche du train qu’on entendait brinquebaler sur la voie, dans le tunnel… Et tout le monde pressait le pas, courait dare-dare pour franchir le portillon à temps et attraper sans attendre le métro qui arrivait en soufflant comme un asthmatique. Saint Matthieu, lui, nous avait dit que c’était le chemin qui était étroit, un sentier de montagne, caillouteux, raide, un « gravichot » comme dit si bien Marie Noël, un sentier pour les chèvres et les bouquetins qui s’y trouvent à l’aise, mais pas les humains. En revanche, large, aisée, attractive, l’autoroute qui mène tout droit à la perdition. Autant dire qu’il y en a peu qui choisissent le chemin difficile, et il y faut du flair, de la perspicacité à le prendre et de la persévérance à le suivre. Mais il y a du monde qui file à folle allure sur l’autoroute de la perdition, c’est tellement facile et dans l’air du temps…
Revenons à saint Luc, aux abords de la porte étroite : et voilà que, on ne sait quand, il n’y a pas de prévisions, ni d’avertissement, voilà qu’elle est fermée. Le maître de maison s’est levé et il a fermé la porte. Stupéfaction ! on n’y croyait pas, alors on tambourine sur les battants, car on se rappelle que tu as dit à tes disciples : « Frappez, et la porte vous sera ouverte ». À tes disciples, mais justement, petits drôles, en êtes-vous, de ses disciples ? vous qui allez dans la vie au fil de l’eau, sans vous en faire, en vous disant : « Quoi ! tu nous dis que tu ne nous connais pas ? Mais enfin, on est des compatriotes, on a partagé des repas avec toi (eh oui ! on allait à la messe, comme ça, de temps à autre, quand on avait le temps, et ça pouvait nous distraire…), on a écouté ta parole régulièrement (on était branché sur Radio-Notre-Dame et sur K.T.O., eh ! pas mal, non ? qui dit mieux ?). On négocie, on parlemente, juste un répit, on n’est pas des brigands après tout !… Mais non, le maître est inflexible : « Je ne connais pas d’où vous êtes, quel est l’ADN de votre âme, à qui ou à quoi vous appartenez vraiment… Éloignez-vous de moi, vous tous qui commettez l’injustice ». L’injustice ? ça , c’est un peu fort, on a toujours été réglo, pas de casier judiciaire. Peut-être, mais vous n’avez pas été justes, vous n’avez pas pris au sérieux le Règne de Dieu – qui est bien là, même s’il ne fait pas de bruit et d’esbroufe encore moins – vous avez été des bricoleurs, des fantaisistes, des touche-à-tout sans profondeur, avec l’Évangile, avec la Parole de vie. C’est un rabbi, un maître de sagesse que vous êtes venus entendre : « C’est intéressant », comme vous dites d’un air pénétré, autant dire c’est de l’eau sur les plumes d’un canard. Alors que c’est le Christ de Dieu, le Sauveur qui s’adressait à vous.
Et le Christ venait tout juste de vous le dire : « Hypocrites, esprits faux ! L’aspect du ciel et de la terre, vous savez bien le reconnaître » : vous regardez le ciel la veille au soir, la couleur du couchant et des nuages, et vous savez le temps qu’il fera demain. « Et ce temps de l’histoire des hommes où nous sommes, où le Règne de Dieu a pointé le bout de son nez, sans tambour ni trompette, pourquoi n’êtes-vous pas capables de le reconnaître ? »(1) Les signes des temps sont pourtant bien là ! »
Vous avez peut-être compris, car vous n’êtes pas bêtes, mais vous n’en avez tiré aucune décision : vous êtes restés là, en dehors, en spectateurs. Et comme ça, puisque la porte est fermée, vous resterez toujours dehors. Ça va larmoyer et ça va grincer, surtout quand vous verrez des gens pas très dignes, tous les métèques de la création, qui, eux, attendent d’être sauvés – et L*** sera de ceux-là – et qui vont venir prendre place au festin du Royaume de Dieu. Rappelez-vous, relisez la première lecture de dimanche passé(2), quand ces crapules de prêtres jettent le prophète Jérémie dans une citerne où il va pouvoir crever dans la boue – comme ça, bon débarras !- eh bien ! c’est un Éthiopien, il n’est pas du peuple d’Israël, un nommé Ébed-Mélek – c’est à peine un nom, une fonction plutôt : « serviteur-du-roi » – qui va dire au roi Sédécias : « C’est mal, ce qu’ils ont fait au prophète, il va mourir de faim ». Et le roi Sédécias (« Dieu est ma justice » !) ordonne d’aller tirer Jérémie de ce mauvais pas. Bien évidemment, Ébed-Mélek sera attablé au festin du Royaume, avec Jérémie qui lui doit fière chandelle. Car, comme le disait si justement le Frère Pierre(3), ce prémontré qui rend la vie à cette vallée de mort qu’est devenue la vallée d’Aspe, « nul n’est à l’abri d’être sauvé », L*** et tous les autres croquants et traîne-misère. Et nous aussi – mais oui !- par-dessus le marché !
Rueil-Malmaison, 24-25 août 2019
Sainte-Thérèse
21ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Notes du copiste :
(1) lire un peu plus haut en saint Luc 12, 54-56
(2) relire le livre de Jérémie 38, 4-10
(3) Note du Père Marxer : À lire dans le récit de Pierre ADRIAN, Les âmes simples (Folio/Gallimard) : un livre dense et bouleversant.
2/2