Jésus vient départager – Luc 12, 49-53
Par le Père François Marxer
Ce jour d’hui, comme une pause. En effet, ces derniers dimanches, Jésus, tout réjoui de l’avènement soudain, palpable, du Règne de Dieu au retour de mission des 72 disciples porteurs et acteurs de la Bonne, de l’heureuse Nouvelle, Jésus donc s’employait à regarder de près et à évaluer, à jauger ce qu’il en est de nos réalités humaines à la mesure de ce Règne de Dieu qui vient et qui juge de la vérité de toute chose : nos réalités humaines les plus banales, les plus triviales et, du même coup, les plus essentielles : par exemple, l’usage que nous faisons des biens, voire des richesses que nous préservons et que nous consommons – c’était, il y a quinze jours, la parabole de ce monsieur qui ne savait pas quoi faire de ses récoltes surabondamment exceptionnelles – , par exemple aussi, le sérieux que nous mettons sans vanité aucune à accomplir nos tâches quotidiennes, tâches souvent sans grandeur et sans gloire, mais indispensables pour le bien-être de tous – il y a huit jours, Jésus évoquait ces serviteurs vigilants et attentifs, en particulier cet intendant chargé d’organiser le travail et la vie commune.
Et puis là, ce dimanche, une interruption, une coupure, comme une respiration : voilà Jésus qui nous fait l’aveu tout à trac de l’intime de son cœur profond. Il nous avait prévenus dimanche dernier : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » Eh bien, nous allons savoir en confidence ce qu’il en est et pour lui, ce qu’il en est de son désir.
Pour se dire : deux images, et deux images qui ne sont pas cohérentes entre elles : le feu et l’eau. Un feu qui incendie la terre, voilà son souhait le plus profond. Et puis, la traversée des grandes eaux, entendons, des grandes eaux de la mort dans lesquelles il désire être plongé. Pour traverser, redisons-le, pour passer outre, franchir une limite, dépasser une frontière apparemment inéluctable…
Et de tout ce désir violent, impérieux, l’intention qui le guide et le soutient : apporter la paix, la garantie d’une existence ronronnante ? Mais vous n’y pensez pas ! Non, bien plutôt l’affrontement, le combat, et nul n’y échappera : c’est le prix de la vie en sa vérité même. Car Jésus apporte, ne disons pas la division – la traduction du texte de saint Luc est malencontreuse, surtout ambiguë – non pas la division, mais le départage (1). Départage, répartir de part et d’autre de la façon la plus équitable. Mais si vous pensez pouvoir ainsi éviter le conflit et tout arranger à l’amiable, vous en serez pour vos frais ! Car – on en avait l’illustration il y a quinze jours avec ces deux frères qui se querellaient autour du partage de l’héritage – l’avidité, la convoitise, la cupidité, la jalousie ont tôt fait de se mettre à l’ouvrage ; et alors, le conflit est inévitable.
Et donc, banc d’essai et mise à l’épreuve : cette famille lambda, cinq personnes, trois et deux qui font donc cinq : conflit assuré. Il y a du grabuge dans cette famille, mais essayons d’y voir un peu plus clair.
Trois contre deux et deux contre trois, dit Jésus ; à y bien regarder il y a deux possibilités réellement. La première, c’est classique, c’est le conflit entre générations : les vieux d’un côté, et les jeunes qui piétinent de l’autre. Le père et la mère, et, en face, le frère et la sœur, avec, en plus, la femme du dehors que le fils a choisie pour épouse. De ce type de conflit, l’évangéliste Luc nous a donné par le passé des illustrations diverses, feutrées : quand Jésus, dans l’insolente adolescence de ses douze ans, répond assez vertement à ses parents tout affolés qui le retrouvent au Temple après son escapade de trois jours : « Eh bien, décidément, vous n’avez rien compris !… » (Lc 2,49). Et c’est bien vrai, ils n’avaient pas compris grand-chose…
Et puis aussi quand l’archange Gabriel annonce au vieux Zacharie la naissance prochaine d’un fils, il précise la feuille de route de ce futur prophète : « Il marchera devant, en présence du Seigneur, avec l’esprit et la puissance du prophète Élie, pour faire revenir le cœur des pères vers leurs enfants, ramener les rebelles à la sagesse des justes, et préparer au Seigneur un peuple bien disposé » (2).
Mais il y a une autre manière qui rende possible l’affrontement trois contre deux et deux contre trois. Cette fois-ci, ce n’est pas naturel, d’un côté le père, la fille et sa belle-sœur, main dans la main ; et de l’autre, le fils et la mère. Résultat donc d’un choix, d’une décision du fils qui quitte le trio des jeunes pour rejoindre les positions de la mère. Je dis : ce n’est pas naturel, cette configuration-là, mais la psychanalyse nous aura appris à ne pas nous en étonner, au contraire. Et même, nous pourrions être sensibles à ce duo, à cette alliance si singulière que l’on devine entre Jésus, le fils, et Marie, sa mère.
Il faut reconnaître que, pour avoir de meilleures clartés sur cet enchevêtrement compliqué des relations familiales, il faudrait réexaminer tous les cas de figure que nous présente le récit évangélique : depuis le fils rendu à sa mère à Naïm, et le fils possédé et guéri, que Jésus rend à son père, jusqu’à ces relations aigres-douces entre les deux sœurs de Béthanie, Marthe et Marie. Les occurrences ne nous manqueraient pas ; mais ce tableau étant établi, on butterait, au chapitre 14, sur une affirmation de Jésus qui nous paraîtrait insupportable, voire scandaleuse : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr – oui, je lis bien : haïr – son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » !
Eh bien, nous voilà bien ! on était bien disposé, Seigneur, mais ce que vous nous racontez là est intenable, inapplicable. Une chose est claire : ce verbe-là, « haïr » (qu’on voudrait bien traficoter en le traduisant par « préférer » ; là ça passerait mieux !), haïr dit clairement qu’il y a une cassure, une rupture : Jésus ne se met pas en concurrence avec les proches de la famille, comme si, à tout bien comparer, lui réclamerait d’être préféré à tous les autres. Non, ce n’est pas cela ; en fait, sa présence à lui, Jésus, porte une ombre sur les rapports familiaux qui nous paraissaient si lumineusement clairs et allant de soi. Avec lui présent, tout se remet en question : il l’aura dit de façon plus nette, encore que moins brutale quand même : à un moment où la famille vient le chercher, il déclare : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8,19-21).
C’est donc sur un autre principe que se réalise et se propose une autre familiarité. À bien suivre Jésus, une évidence : le Père, c’est Dieu lui-même, cela ne fait pas de doute. Et comme le fils a rejoint la mère, voilà donc la fille et la belle-sœur toutes seules ? Qui sont-elles, qui donc est cette fille du Père ? Qui est celle-là qui est l’épouse du Fils ? Il n’y a pas trente-six solutions : et l’Église est toute surprise, la pauvre Église, la sainte Église, de se retrouver dans cette position-là !
Et peut-être, autre manière de comprendre les choses déjà bien emberlificotées, cette remarque de notre chère Marie Noël, c’était du temps où l’Église était implacable avec les fidèles. Écoutez un peu et peut-être aussi, souriez de cette délicieuse fantaisie, mais aussi combien profonde !
Seigneur, comme l’époux amène sa jeune épouse dans la maison qu’elle ne connaît pas et que la belle-mère gouverne,
Tu m’as emmenée pour vivre avec Toi dans la maison de Mère Église.
La jeune épouse doit vivre avec sa belle-mère, et la loi de la belle-mère est souvent plus dure que celle de l’époux.
La belle-mère parfois commande plus qu’elle ne devrait, elle abuse de son âge, de son expérience, de son autorité, du respect qu’elle inspire.
Et la petite bru la craint. Elle n’ose pas respirer à sa guise à côté d’elle.
Mais, pour l’amour de l’époux, silencieuse, elle se soumet……..
….. Ainsi, Seigneur, chez Mère Église je n’ose guère être moi-même.
Je me tais. J’ai peur d’elle dès que je pense – je redoute ses mains humaines qui sont dures et inflexibles –
mais pour l’amour de Toi, Seigneur, je ferai tout ce qu’elle voudra.
Il est bon qu’elle me surveille et qu’elle m’empêche d’être un peu folle trop légèrement, à tes côtés, comme une petite fille sans savoir ni sagesse.
Elle sait mieux que moi ce qui me convient.
Mais, ô Toi, mon Seigneur que j’aime, Toi en qui j’ai ma seule défense,
dis-lui qu’elle ne serre pas trop, sur ma poitrine, ses mains puissantes, dis-lui qu’elle me laisse respirer un peu.
Si Tu le lui dis, mon Seigneur, elle T’écoutera, Toi, qu’elle aime, elle m‘épargnera à cause de Toi.
Et nous nous aimerons l’un l’autre, parce que nous T’aimons et que Tu nous aimes.
Marie Noël (1883-1967)
Notes intimes, pages 33-34 (éditions Stock, 2018)
18 août 2019 – 20ème dimanche du temps ordinaire (année C)
monastère des Bénédictines du Calvaire
Praillles (Deux-Sèvres)
Notes du copiste :
(1) en grec, διαμερισμός (« diamérismoss « ), composé de δια, qui exprime l’idée de séparation (« à travers »), et du verbe μερίζειν (« méridzeinne ») signifiant « partager, fractionner »
(2) se reporter au début de l’évangile de Luc, en 1,17)
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