Assomption de la Vierge Marie – 15 août 2019
Peut-on encore parler de Marie, de la Sainte Vierge, comme l’appelle et l’invoque la piété la plus simple, la plus familière, la plus confiante ? Cela semble difficile, tant la figure de Marie, Mère de Jésus, aura été encombrée, engoncée dans une dévotion trop souvent fade ou emphatique, qui voulait lui rendre un hommage superlatif, mais qui ne correspondait guère à cette simple femme d’Israël, certes choisie par Dieu pour une mission unique, mais qui, portant l’attente de tout un peuple – et même, comme le chantera saint Bernard, l’attente de l’humanité entière, du cosmos et de l’univers -, portant cette attente de tous au point d’être celle-là même que l’on attendait, sans trop bien savoir pourquoi au fond, eh bien, n’en reste pas moins une femme, certes, « bénie entre toutes les femmes », comme le lui aura dit sa vieille cousine Elisabeth, mais une femme avant tout.
On a eu beau critiquer, voire même se gausser de la piété mariale, c’est tout simplement qu’on ignorait ce qu’elle était. Cette piété-là, loin de tout excès et de toute démonstration, est toute de discrétion et de pudeur ; c’est une affaire de femmes, dit-on en souriant, c’est vrai, une affaire de femmes, mais j’ajoute : de femmes puissantes parce qu’elles ne savent que trop leurs faiblesses et leurs épreuves, et souvent aussi leurs lassitudes – mais puissantes plus encore parce qu’elles savent combattre pour transmettre la vie sans la garder pour elles, dans un « oui », un « fiat » d’une fidélité absolue
Cela, j’en aurai pris vive conscience à la mort, il y a quatre ans, de ma propre mère – elle s’est remise entièrement entre les mains de Dieu dans la nuit du 8 septembre (ce jour où on célèbre la Nativité de la Vierge Marie). Oui, grâce à ce qu’aura dit mon frère Philippe, jésuite de son état, et qui soulignait, au moment du dernier Adieu, ce à quoi j’avais été sans doute moins sensible. Je le cite :
« Notre mère aimait beaucoup la Sainte Vierge. Enfants, elle nous a appris à ne pas douter de sa protection, et jusqu’au bout elle s’est confiée à elle. Et ce n’est sans doute pas un hasard si son passage en Dieu a commencé le jour de la fête de la Nativité de la Vierge. |…] ‘’Que tout se passe pour moi selon ta parole’’. En disant « oui » à l‘ange Gabriel, Marie a cru que « rien n’est impossible à Dieu ». Elle a permis à l’œuvre du Seigneur de s’accomplir et elle nous a donné Jésus. Ce oui de Marie, le oui qu’elle a redit au pied de la croix, je voudrais qu’il naisse aujourd’hui dans le cœur de chacun de nous et qu’il nous ouvre à l’espérance. C’est le cadeau le plus précieux que notre maman nous laisse en partant. »
Et j’ajouterai ceci : affaire de femmes, vous disais-je, oui ô combien, car entre femmes, entre mères plus encore, elles s’entendent : ainsi notre mère avec la Sainte Vierge. Il aurait fallu que vous l’entendiez entonner ce cantique qu’elle avait découvert avec ravissement, le jour de mon engagement définitif vers la prêtrise, le 15 mai 1971 :
« Vierge bénie entre toutes les femmes, Mère choisie entre toutes les mères,
Mère du Christ et mère des hommes, donne-nous ton fils, donne-nous ton fils ».
Ce n’était plus un cantique, c’était son chant de victoire : tu nous donnes ton fils, voici les deux miens puisqu’ils l’ont ainsi choisi.
Je vous parle de ma mère, vous ne vous en étonnerez pas, parce que je pense que c’est vrai pour beaucoup, d’abord des chrétiens, des baptisés, en leur fidélité plus ou moins affirmée – et même au-delà, pour tous, je dis bien pour tous. Car, qu’on le veuille ou non, Marie est pour tous Notre Dame ; et cela, on l’a pressenti le lundi 15 avril, quand la cathédrale Notre-Dame de Paris s’est embrasée dans les flammes, et tous qui regardaient, bouleversés d’émotion, ces jeunes gens, effondrés dans les bras l’un de l’autre, pleurant à chaudes larmes, ou à genoux, balbutiant les mots de la prière que nous a apprise notre mère ou notre grand-mère, prière virile s’il en est : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen ».
Tout cela est juste et bon, car qui est Marie au fond, elle à qui le Concile Vatican II a restitué sa véritable place qu’on avait un peu oubliée dans les emballements de la dévotion ? Elle est l’icône de l’Église, en sa perfection lumineuse et qui ne défaille point, quand bien même cette Église, on ne le constate que trop ces temps-ci – et c’est notre humiliation – quand bien même cette Église est dévoyée, impure et infidèle.
Qui est-elle ? D’abord et avant tout, une Fille d’Israël, habitée comme beaucoup par l’espérance en la Promesse qui draine les générations, elle fait suite à celles qu’on a désignées du beau titre de Matriarches (car il n’y a pas que les Patriarches dans l’histoire de Dieu avec les hommes), de Sarah à Rachel et Rébecca, de Déborah, la prophétesse, à Judith, la guerrière, d’Anne, la mère de Samuel le premier prophète, à Ruth, l’étrangère venue du pays d’en face, le pays de Moab. Toutes ont tenu le combat de la vie, confiantes dans la Promesse du Vivant ; et Marie de Nazareth, Notre Dame, prend leur succession, faisant la jonction avec celles qui viendront après, au futur, ces croyantes de simple fidélité et d’endurance ordinaire et d’audace tranquille. Toujours ces vertus apostoliques : pistis, hypomonè, parrhésia ! (πίστις, ὑπομονή, παρρησία).
Dans cette lignée spirituelle, Marie, « bénie entre toutes les femmes » et anticipant toutes ces femmes saintes qui vont venir, moniales et consacrées (« à tous prêtées. À aucun données », comme dit Marie Noël), mais j’ajoute : épouses et mères de famille (« à tous données. À aucun prêtées), Marie est une femme à l’écoute de la Parole de son Dieu, répondant ainsi à l’impératif premier de l’Alliance : « Shema Israël, écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique… », surtout si c’est le silence, le « fin silence » (1 R 19), ce long silence qu’il s’agit d’écouter et d’entendre. Elle écoute, et elle se met au service de la Parole qu’elle a entendue : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole », répond-elle à l’ange, non sans fierté, me semble-t-il : être serviteur, n’est-ce pas le titre glorieux de Moïse et des prophètes, de David et des rois et des prêtres, hélas ! décevants les uns et les autres bien souvent.
Elle écoute, elle se met au service de son Dieu qui parle, elle est une femme de foi : ce qu’elle voit de ses yeux, avec sa sensibilité de femme, est incompréhensible : son fils sur les routes, parlant, faisant du bien, adulé par les foules, puis la lente et tenace hostilité. Incompréhensible d’abord, puis effroyable : son fils sanguinolent, qui halète, cloué sur la croix, et qui meurt ; elle ne s’effondre pas, elle est debout, « stabat mater dolorosa…, car elle y tient dur comme fer – le fer de cette épée qui la transperce de part en part – et elle y met sa foi : « Rien n’est impossible à Dieu. »
Un titre va résumer tout cela : elle est le Trône de la Sagesse. Si le Christ est la Sagesse de Dieu, cette Sagesse qui passe pour folie aux yeux des hommes sages et savants, elle, Marie, est le Trône où la Sagesse de Dieu, le Christ, demeure et trouve son repos dans ce soleil – celui qui brille dans la vision de l’Apocalypse, la sainte Vierge en laquelle il n’est nulle obscurité du péché selon ce mot du Cantique des cantiques : « Tu es toute belle, mon amie, et il n’y a point de tache en toi ». Maurice Zundel le dit à sa manière : « De même que les grandes cathédrales, sous le nom de Notre-Dame, sont les tabernacles de l’Hostie, ainsi Marie luit dans l’Église comme l’Ostensoir de Jésus. »
Assomption de Notre Dame aujourd’hui : voilà ce qu’en dit le poète, et qui est juste :
La terre s’est endormie avec moi,
le puits dans la cour,
le figuier, la maison.
Je me suis réveillée dans les bras du Père
et de mon Fils, emportant quelque chose
du soir violet dans le ciel éternel.
Celui que je n’ai pas encore nommé
(une eau, un souffle, des mains douces),
retirait du cœur l’épine originelle.
Jean-Pierre Lemaire – Grains du Rosaire, dans L’Annonciade (1997)
Monastère des Bénédictines du Calvaire
Prailles (Deux Sèvres)