Récompense et châtiment au retour du Maître – Luc 12,32-48
Par le Père François Marxer
Des paroles et des actes. Ce dimanche, Jésus clarifie les choses. Des paroles – oui, mais pas trop, car on est assez fort pour ça -, mais surtout des actes qui traduisent, au-delà de nos grandes déclarations, la main sur le cœur, les convictions qui nous animent, les préoccupations qui nous inquiètent, les attentes qui nous mobilisent, les désirs qui nous portent.
Un mot d’ordre au préalable, dans la foulée des recommandations de sagesse de dimanche dernier ; dimanche passé, la leçon était : « La vie d’un homme, fût-il dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède ». Ce jour d’hui, ça se précise, comme en une invitation : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ». Mais justement, quel est donc ton trésor ?
Cela dépend de la vie qui est la tienne et de ta position dans la communauté des disciples de l’Évangile. Jésus va développer cela en manière de paraboles. Nous voyons apparaître deux catégories : les serviteurs et les intendants. Leurs rôle et fonction sont différents : il y a encore quelques années, on aurait assez spontanément traduit : les paroissiens et le clergé ; mais on ne peut plus de nos jours – jours de revendication et d’égalitarisme à tout crin -, on ne peut plus proposer une telle répartition qui paraîtrait insulter à la dignité de tout un chacun. Et pourtant…
En tout cas, qu’ils soient serviteurs ou intendants, un trait – une exigence plus encore ! – leur est commun : la vigilance. Être vigilant, en attente, être aux aguets. C’était là une qualité des prophètes : Jérémie, Habacuc, seront présentés comme des guetteurs. Ce qui suppose deux vertus : la persévérance, tenir bon, c’est une endurance – ὑπομονή (= hypomonè) en grec, que nous recommande la lettre aux Hébreux, car les temps sont chaotiques, défavorables, angoissants même à tant d’égards. Et puis, en plus de la persévérance, la perspicacité du regard, l’acuité du jugement, qui saura discerner, ce qui n’est pas aisé, car les temps sont brouillés, mélangés : que choisir et comment choisir ? Car l’avenir n’est pas pré-programmé d’avance, il faudra être inventif, créatif, au gré et à la mesure des situations souvent inédites, souvent surprenantes.
Un seul point est assuré : une évidence, le Maître est absent, il n’est pas là. À nous de nous débrouiller avec les moyens du bord qui, bien souvent, ne sont pas considérables. En plus de cette évidence, une conviction, une certitude quasiment : lui, le Maître, il reviendra, mais on ne sait pas quand. Et nous voilà embarqués dans la longue, longue, très longue patience.
Le serviteurs n’ont pas de consignes particulières : ils savent, de par leur pratique, ce qu’ils ont à faire, ce qu’ils font d’habitude ; le pari qu’ils auront à relever, c’est la durée qui dure indéfiniment et qui finit par éroder la patience, par corrompre l’élan des premiers enthousiasmes et des bonnes dispositions initiales. Le doute s’installe : va-t-il vraiment revenir ? à quoi ça sert de se tenir comme ça, de se maintenir sur la brèche, quand on voit tout le monde, alentour de nous, qui somnole et qui roupille ou qui s’excite et s’agite – ce qui revient au même ?…
Voilà donc notre situation à nous tous, qui restons « en tenue de service, la ceinture aux reins et nos lampes allumées ». C’est valable tout aussi bien pour ceux qui seront préposés à être les intendants, traduisez les ministres de la communauté d’espérance. Mais il y a pour eux une grosse différence : déjà, ils ne deviennent pas intendants par hasard, comme ça, au doigt mouillé : ils sont choisis, pas n’importe qui : « Quel est l’intendant fidèle que le maître établira sur ses serviteurs ? ». Ils sont donc choisis (en saint Jean [15,16], ce sera on ne peut plus clairement rappelé : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai institués pour que vous alliez et que vous portiez du fruit »).
Choisis donc, et leur feuille de route est très précise : « distribuer, en temps voulu, la ration de nourriture ». Ils vont donc veiller à une juste répartition, entre les uns et les autres, de ce qui est nécessaire pour vivre, et bien vivre tant qu’à faire.
Ils vont donc veiller à une économie équitable des biens de la création : en gros, nous comprenons, ces intendants, ces ministres vont pourvoir aux biens spirituels que chacun peut attendre : les biens spirituels, ces biens – on le disait dimanche dernier – biens de l’âme, de l’esprit, de l’intelligence et de la beauté , qui ne sont pas utilitaires, rentables, mais indispensables néanmoins, pour que nous puissions jouir d’être heureusement vivants, qui nous donneront la joie d’exister, la « joie de cette vie », disait Henri Thomas en son grand âge (1), quand on y est le plus sensible sans doute.
Biens spirituels, c’est d’accord, vous ne serez pas contre ; mais il arrive parfois des situations de détresse et de grande déréliction où l’intendant doit se décarcasser pour trouver nourriture et provende pour que les serviteurs puissent tenir le coup. C’est le Père Stanislas – un missionnaire au Cameroun en pays pygmée, qui me le redisait : « Il faut d’abord donner à manger à leur estomac pour qu’ils puissent entendre après le catéchisme ».
Et puis, et puis, la longue patience prend fin, l’incertitude est levée – enfin ! – et c’est un retournement inattendu. Pour les serviteurs, tout va pour le mieux : eux qui ont marné inlassablement, discrètement, silencieusement, au service du domaine du Maître, les voici invités à passer à table, et c’est le Maître lui-même qui se met à les servir, qui se met à leur service. Les serviteurs servis par le Maître, qui aurait pu dire : « Maintenant, là, à mon tour ! », comme le suggérait le chanoine Arminjon (2) dans un livre qui aura tant impressionné notre petite Thérèse à l’âge de 14 ans.
En revanche, pour les intendants, c’est beaucoup moins drôle, et c’est même pas drôle du tout, pour ceux d’entre eux qui se sont délestés avec désinvolture ou cynisme de la feuille de route qui leur était prescrite. Ils se disent, ceux-là : « Mon Maître tarde à venir », et ils se mettent à frapper, à user de violence à l’égard des fidèles de la communauté, à mener vie dévergondée, sinon même dissolue, tout ça sous couvert de leur autorité et d’une dignité à l’évidence usurpée – on ajoutera même pour aujourd’hui, comment se le cacher ?, à abuser des enfants et même de religieuses consacrées, malheureusement proies faciles et par trop dociles…
Quand le Maître reviendra, le châtiment sera exemplaire et sans appel. C’est le moment du jugement ; or juger, c’est trancher. Le verbe qu’utilise saint Luc (3) est terrifiant : ce fautif invétéré, le Maître le « coupera en deux » : littéralement, c’est la guillotine, une exécution capitale qui sépare la tête (qui parle et qui discourt et qui enjôle de ses tromperies) du corps (qui aurait dû agir selon les désirs du Maître) : qui sépare, pour encore mieux dire, celui qui a séparé délibérément la parole qui l’a institué dans son ministère, de ce qu’il devait faire et qu’on attendait de lui, conformément à sa charge.
J’ai bien dit : délibérément, sciemment, en toute connaissance de cause, de la façon la plus cynique qui soit. Dans ce cas, la sanction sera implacable. Mais il y avait aussi ceux qui n’étaient pas si malins que ça et qui ne savaient pas trop ; alors, pour eux, la sanction sera éducative : « un petit nombre de coups ». Thérapeutique en quelque sorte.
Vous l’avez compris, tout ça, ça porte un nom : cléricalisme. Et à ce propos, je retiens les mots de Geneviève Jurgensen (4) en mars dernier : « Notre Église est capable de pécher contre elle-même, trahir ce qu’elle prêche, pécher contre ceux qui la servent, s’abattre sur les moins défendus d’entre eux, les appâter pour les étouffer, en somme comme dans le plus terrifiant des faits divers ou des contes de notre enfance…..
…. Notre Église en est capable parce qu’elle est nous, tout nous et nous tous. Elle ne fait pas de nous ce que nous sommes, c’est nous qui la faisons ce qu’elle est ».
Et pour cela, notre Église va être durablement détestée, et elle mettra au moins cinquante ans à s’en remettre, comme l’armée française après la guerre d’Algérie. En attendant, il y a quand même des intendants qui auront été fidèles et qui ont agi comme l’attendait leur Maître : pour eux aussi, retournement étonnant à la fin, une promotion hors proportion : ils avaient une charge limitée, ils auront la responsabilité de tous les biens de leur Maître. Allons, soyez aussi francs et loyaux que possible, pour que vos intendants, vos prêtres, relèvent plutôt de cette catégorie-là !
Rueil-Malmaison, 10-11 août 2019
19ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Saint-Joseph de Buzenval, Notre-Dame de la Compassion
Notes du copiste :
(1) Henri Thomas : (1882-1993) : romancier et poète, traducteur (en particulier à la B.B.C. pendant 10 ans), lauréat de nombreux prix, dont le grand Prix de poésie de l’Académie française (1986). La joie de cette vie fut publié en 1992 sous la rubrique « mémoires et autobiographies »
(2) Le chanoine Charles Arminjon (1824-1885) est l’auteur, entre autres, de Fin du monde présent et mystères de la vie future
(3) Ce verbe grec est διχοτομεῖν (= « dichotomein ») où l’on retrouve « dichotomie » = division en deux parties
(4) Geneviève Jurgensen (née en 1946), journaliste et écrivain, participe à la création (1983) de la Ligue contre la violence routière après la mort de ses deux filles (4 et 7 ans) dans un accident de la circulation, assure la direction littéraire des éditions Bayard, la direction de rédaction de Notre temps, Chroniqueuse au quotidien la Croix
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