Du bon usage des biens matériels – Luc 12, 13-21
Par le Père François Marxer
Oh ! qu’il paraît bien loin, ce Règne de Dieu, qui avait fait soudaine irruption il y a quelque trois semaines ! Là, ce dimanche, c’est la retombée dans les méandres, pour ne pas dire la mélasse de la vie de tous les jours, avec son lot de questions de plus ou moins bonne foi, de conflits plus ou moins larvés, de jalousies plus ou moins déclarées, de pesanteurs plus ou moins mal supportées…
Depuis dimanche dernier où Jésus nous instruisait de ce qu’est la prière, il s’en est passé, des choses, à bien suivre l’évangile ! La résistance au Règne de Dieu est toujours là, plus malveillante que jamais, elle s’est encore mieux organisée : les adversaires, avec qui loyalement on peut avoir un désaccord, se sont déclarés des ennemis plus ou moins sournoisement ; le mal diabolique qui se jette sur votre chemin pour vous entraîner, est à l’œuvre, à la manœuvre, actif et dissimulé. Comment le prévenir ?
Surtout quand il se présente de façon bénigne ! Tenez, cette querelle entre deux frères qui ne s’entendent pas visiblement : qu’est-ce que le Règne de Dieu va avoir à faire là-dedans ? Et pourtant, c’est la vie courante, la vie ordinaire, cette jalousie dans une fratrie, dans une famille, eh ! c’est du tous-les-jours ! Alors, comment vivre cela à hauteur de principes, je veux dire, à la mesure de ce qui s’est découvert il y a peu aux yeux émerveillés des 72 revenant de mission, et de Jésus lui-même, ébloui de joie dans l’Esprit-Saint, ce qui s’est confirmé pour le Docteur de la Loi et qu’ont expérimenté Marthe et Marie. Déjà pour elles deux, les relations ne paraissaient pas des plus paisibles ; mais là, avec ces deux frères, la fraternité est endommagée, divisée absolument, alors qu’elle procède d’un principe d’unité, celle du couple de leur père et mère qui les ont mis tous deux au monde de la vie. Le mal, ce ne sont pas les biens accumulés, mais la rivalité qui prend forme de convoitise et de jalousie.
Jésus, après tout, n’est pas notaire de son état, il refuse donc d’être le partageur, qui, de toute façon, aurait peu de chances de satisfaire l’un comme l’autre. Lui est un maître de sagesse, et il va donc traiter le mal à sa racine. À sa racine, il y a la cupidité – serait-elle inguérissable, congénitale à l’être humain, toujours en crainte de manquer, de n’avoir pas assez ? – et la cupidité nourrit la convoitise, laquelle déchaîne la violence pour parvenir à ses fins….
Jésus, dans toutes ses prises de parole qui vont suivre de dimanche en dimanche, va mettre au jour et en lumière ce qu’il en est des appétits et des intérêts économiques que chacun revendique farouchement, ce qui a pour effet de fragiliser et mettre en cause la cohésion de la société, mais aussi qui révèle immanquablement les désirs du cœur humain et la violence qu’ils suscitent.
Ce qui sera le pivot du propos de Jésus et de sa démonstration, ce sera, centrale dans l’ensemble de ces versets, cette sentence de sagesse qui n’est pas nouvelle – vous en trouverez l’équivalent dans les livres de la Sagesse biblique -, mais qui va à rebours des tendances spontanées de l’individu humain : «la vie d’un homme, fût-il dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède ». Voilà, c’est dit, mais est-ce une évidence, Jésus en a-t-il convaincu son auditoire ? Pas sûr…
Et donc, pour bien asseoir son propos, de raconter une parabole. Une récolte improbable, surabondante : que faire, se dit cet homme, ce quidam qui a du bien au soleil, nous dit-on ? Comment, en pratique, cumuler, accumuler tout cela, n’en rien perdre, surtout pas ? et ainsi, pense-t-il, je vais me garantir l’avenir ! Plus de souci : c’est ce que j’appellerais le complexe du congélateur.
Et il faut en noter les effets, de la diffusion de ce matériel dans les familles qui conservent ainsi à long terme leurs denrées alimentaires ! Des effets, certes de commodité, c’est indiscutable, mais pas seulement ; cet usage a eu pour conséquence de détériorer la sociabilité de voisinage dans le monde des campagnes. Quand jadis on abattait quelque tête de bétail ou même des volailles, la famille ne pouvait à elle toute seule consommer la viande ainsi disponible et n’en pouvait garder qu’une partie, séchée ou salée. Ce qui était en excédent, on le donnait aux uns et aux autres alentour. Voilà qui ravivait la convivialité villageoise. Et le congélateur a contribué à faire disparaître cette pratique si féconde pour la vie commune en bonne intelligence…
Je dis cela, non pas pour pleurnicher sur ce passé révolu, mais pour nous faire comprendre que nos choix économiques qui nous paraissent déterminés par le bon sens (en gros, c’est : plus le gâteau est gros, mieux c’est, à condition toutefois qu’il n’y ait pas trop de demandeurs à réclamer leur part – ce qui, entre nous, est totalement faux), ces choix, ces décisions que nous prenons dans notre intérêt, ont de sérieuses conséquences sur la vie commune. Tout ça, parce que ce qui nous guide le plus subliminalement possible, c’est d’assurer, plus que l’utilité de ce que nous consommons, la jouissance de ce dont nous disposons. C’est clair dans les motivations de l’homme de la parabole : « Tu as des réserves à ta disposition pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence ».
C’est clair : l’objectif, c’est la jouissance, avec son cortège de plaisirs, de quoi satisfaire nos passions – et pas forcément les plus honorables. Saint Augustin a eu des pages remarquables sur le sujet : à ses yeux, l’alternative est claire : en latin, uti et frui, utiliser et jouir des biens qui se proposent à nous. Et il ne faut pas se tromper de cible : les biens matériels, nous avons à les utiliser, puisqu’ils conditionnent notre survie et notre confort ; ce sont les biens spirituels, les biens de l’âme, mais aussi ceux de la culture et de l’intelligence, dont nous pouvons jouir, car c’est là la clef de notre sérénité, voire de notre bonheur.
Et le péché, parlons-en, c’est la perversion des choses : c’est de jouir des biens matériels pour y trouver la raison de notre bonheur et de notre épanouissement ; et dans notre civilisation marchande, consumériste plus encore que matérialiste, tout va dans ce sens : tout se marchande et se vend, jusqu’à la dignité, jusqu’au corps de l’être humain. La prostitution est devenue un quasi-paradigme de la société humaine…
Et l’autre face du péché, c’est d’utiliser, de rentabiliser, de rendre utiles les biens spirituels. Au pire, bien sûr, c’est la simonie ; mais il arrive aussi, et pas peu souvent, que dans ce domaine, la piété entretienne quelque complicité dangereusement regrettable…
Conclusion de la parabole : « On lui dit : cette nuit même, ils te redemandent ta vie ». ‘’Ils’’ ? C’est qui ? Bien difficile à dire : c’est le système, personne en particulier, mais ça commande la vie d’un chacun ; c’est la collectivité dans son visage anonyme de rouages administratifs dont on dit : « Quand même ! ils auraient dû prévoir la catastrophe ! Et quand est-ce qu’ils vont faire leur boulot ? ils n’ont même pas encore déneigé les rues, quand même ! etc. » Résultat : tous tes petits projets, les voilà qui se dissolvent dans la glu du système : « Ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? »
Conclusion de la conclusion : ou bien amasser pour soi-même (avec le désastre à la clef, inéluctablement), ou bien être riche en vue de Dieu. C’est la manière du juste, de l’homme juste selon le psaume : il est dans l’abondance, il ne manque de rien, mais il distribue largement aux pauvres : dispersit, dedit pauperibus (Psaume 111). Il vit en ayant souci des autres personnes. Il n’est pas un individu préoccupé de soi, au milieu d’une multitude d’individus. Non, une personne qui a une vie riche, qui s’enrichit de sa générosité même, à la manière dont Dieu lui-même est riche.
Rueil-Malmaison, 4 août 2019
Notre—Dame de la Compassion
18ème dimanche du temps ordinaire (année C)