La prière d’Abraham et le Notre Père – Luc 11, 1-13
Par le Père François Marxer
La séquence qui s est ouverte il y a trois dimanches avec cette irruption du Règne de Dieu va s’achever par cet enseignement de Jésus sur la prière, autant dire la stratégie qui nous est proposée pour coller au plus près ou au plus juste de cette Présence du Règne de Dieu, laquelle va refluer discrètement, mais n’en sera pas moins toujours active dans le tissu de nos histoires et de nos vies. Grâce au Docteur de la Loi, il y a quinze jours, une tactique se mettait à notre disposition : le service, la diaconie du prochain ; dimanche dernier, une modalité simple, pratique, immémoriale de surcroît, offrir l’hospitalité ; et maintenant, s’armer pour une longue patience : pour cela, la prière.
Mais, pour mieux approfondir, suivons d’abord ce nouvel épisode de la saga d’Abraham (il est suffisamment rare que la lecture de l’Ancien Testament se suive deux dimanches de suite pour que nous n’en profitions point). Abraham a reçu ces trois voyageurs étrangers avec tous les honneurs de l’hospitalité traditionnelle, et l’un des voyageurs lui promet qu’à brève échéance, il va recevoir et accueillir un fils dans sa lignée: voilà une hospitalité inattendue, et même improbable, quand on sait l’âge avancé de son épouse Sarah, et lui n’est pas de fringante jeunesse. Bref, deux hospitalités qui se répondent.
Et voilà que nos voyageurs se dirigent vers les villes de la vallée, Sodome et Gomorrhe, villes opulentes et enrichies et où il est risqué de s’aventurer pour l’étranger, car on sait la sulfureuse réputation qui les entoure, de réserver des traitements humiliants et dégradants pour celui qui n’est pas un autochtone : à Sodome, la débauche qui bafoue la dignité de l’individu livré à la jouissance de tous ; à Gomorrhe, le lit-étalon qui impose la taille normative, et ensuite amputation ou élongation pour les individus qui font défaut à la norme. Deux villes emblématiques du déni d’hospitalité, et l’on ne s’étonne pas que ces deux noms réapparaissent dans la littérature contemporaine, comme titres des ouvrages de Frédéric Martel (Sodoma) et de Roberto Saviano (Gomorra).
Les rumeurs vont bon train et le Seigneur Dieu veut vérifier ce qu’il en est. Objectivement. Et il ne garde pas pour lui, dans le sanctuaire de son secret à lui, ce qu’il a décidé d’enquêter et de faire. Il va s’en ouvrir à celui qui mérite alors ce qui sera son titre de gloire pour toutes les générations à venir : il sera El Khalil, l’Ami de Dieu (et je me plais à me rappeler qu’au XIVème siècle se développa toute une mouvance spirituelle en Alsace et en Rhénanie, qu’on appela les Amis de Dieu et parmi lesquels on distingue le marchand strasbourgeois Rulman Mersuwin (1307-1382) qui anima la communauté de l’Ile Verte, éclairée par les conseils du mystérieux Ami de Dieu de l’Oberland, un personnage introuvable, auteur d’une pas moins mystérieuse correspondance qui guidait Mersuwin et les siens : en vous signalant ceci, je ne peux m’empêcher de songer que la résurgence d’un tel mouvement serait bienvenue à notre époque pour répondre aux défis qui sont les nôtres, dans l’Église déjà, et même au-delà : grunen Wörth, l’Ile Verte, les écologistes ne devraient pas s’en plaindre !)
Mais revenons sur la route entre Mambré et la vallée maudite. L’Ami de Dieu ne peut pas se désintéresser du sort des hommes. Il sera, je l’ai dit dimanche dernier, « insolent et amical », autrement dit, franc et fraternel, telle sera sa prière, cette prise de parole on ne peut plus familière, qu’il adresse en toute simplicité, sans chichi ni fioriture (foin de la piété toujours en ce cas-là pesante et fastidieuse, amidonnée !!!). Et il négocie, vous l’avez entendu, astucieusement, remarquablement, faisant baisser les enchères, en mettant son Seigneur au pied du mur, au défi de sa Justice que nul ne saurait lui contester. Thérèse d’Avila, dans un chapitre du Camino, – du Chemin de perfection, dans la version de l’Escorial, invite ses sœurs, et nous-mêmes avec, à jouer aux échecs avec sa Majesté, comme elle dit, elle avance habilement ses pièces, et à la fin – puisqu’elle est la Reine – échec et mat, le Roi ne peut plus rien, il doit se rendre, et, entre nous, il ne demande pas mieux. La prière de demande, pensez-y, ce n’est pas un guichet administratif, où on remplit des formulaires et coche des cases, c’est une partie d’échecs, où le plus fort ne demande pas mieux qu’à être perdant !
Une question subsiste cependant : pourquoi Abraham s’est-il arrêté en si bon chemin ? Pourquoi n’est-il pas allé jusqu’à un seul ? À mon sens, il y a deux raisons qui ne sont d’ailleurs pas contradictoires : parce que, pour que la prière soit prise en compte pour sauver la communauté des hommes qui vont tout droit vers le désastre, il y a un quorum, un minimum, une dizaine dans la tradition juive pour commencer la prière synagogale ou pour chanter le kaddish pour celui qui vient de mourir. En tradition chrétienne, c’est encore plus ramassé : « deux ou trois rassemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Deux ou trois justes, ou une dizaine, peu importe ! pour sauver l’humanité en sa détresse.
Et puis, seconde raison, parce qu’il y a un homme juste assurément, mais nous l’avons saisi et nous l’avons tué hors de la ville.
Et voilà qui nous ouvre à l’Évangile, et c’est heureux, car cette spontanéité, cette franchise astucieuse et habile, cela paraît bien un privilège d’Abraham, nous n’en sommes pas là, loin de là, et nous avons plein d’arrière-pensées qui nous rendent bien peu aptes à respirer au rythme de la Présence. À croire que prier ne va pas de soi, et on comprend que les disciples en fassent la demande : quelle sera la bonne manière, la manière propre de prier, à nous autres qui savons – on l’a entendu et nous l’affirmons – que tu es le fils de Dieu.
Eh bien, la prière sera simple et sobre et juste. Comme Dieu s’est dévoilé quelque peu aussi bien sur les bords du Jourdain, quand Jésus fut baptisé par Jean le Baptiste, que sur la montagne de la Transfiguration – les deux fois, il a désigné Jésus comme son fils, son bien-aimé -, eh bien, c’est comme Père qu’on va s’adresser à lui : un mot, une appellation simple mais juste, et qui atteint sa cible comme il faut. Qu’allons-nous lui demander ?
D’abord – parce que l’irruption du Règne, ce n’était pas si loin après tout, c’est toujours encore un peu là – de raviver en nous le goût du Règne : « que ton nom soit sanctifié, que ton Règne vienne », autant dire que ce soit ainsi une louange et un honneur pour Dieu qui soient assurés.
Mais ceux qui demandent ainsi de bon cœur, ce ne sont pas des ectoplasmes, de purs esprits, ce ne sont pas des anges, ils ont un corps, et qui respire. Et même si la prière est la respiration de leur être profond, il faut que le corps ait son énergie : « donne-nous le pain dont nous avons besoin au jour le jour », pour ça, on a confiance, on regarde les lys des champs et à nous intéresser de près aux oiseaux du ciel, on constate que tu as souci de chacun des vivants. Alors, nous qui sommes à ton image, à plus forte raison !
« Pardonne-nous nos péchés ». Parce qu’il y en a, bien sûr, et puis, normal, remettre les péchés, c’est ta spécialité, pour ne pas dire ton monopole (là-dessus, les scribes récriminateurs qui ne disaient rien mais n’en pensaient pas moins, n’avaient pas tort !). Et le pardon des péchés, c’est le signe même, avec ses symptômes de guérison qui remet les gens d’aplomb, c’est le signe de l’advenue du Règne, de ton Règne qui vient. Regarde : pardonner à ceux qui ont des torts envers nous, on sait faire, ce n’est pas toujours facile, mais on y arrive, et, en février, le grand discours à propos des conseils et des Béatitudes nous le demandait expressément. Nous sommes un bon exemple ; fais comme nous !
Tout irait pour le mieux – surtout si on prête attention à cette parabole cocasse que Jésus nous donne en bonus, en supplément : comparer Dieu à un vieux monsieur ronchon qui n‘aime pas qu’on le dérange et ne veut pas se lever, personne n’était allé jusque là, Jésus a un humour décapant…. Tout irait pour le mieux si le mensonge ne se glissait par là. Et le mensonge, c’est les mots qu’on prononce, et même avec ferveur, mais on ne les pense pas, et même on doute : c’est ça, la tentation, les mots pas sincères. Donne-nous le pain, et..… si c’était un scorpion que tu nous refilais ? Ça, c’est la tactique du diable qui refile un serpent, ou, pire, fait croire que ces pierres que je te mets en main, ça peut devenir du pain. Eh ! nous qui ne sommes pourtant pas brillants, on ne va pas jouer un tour comme ça à nos gamins, alors votre Père du ciel vous donnera l’Esprit Saint, cet Esprit qui accompagne Jésus depuis son baptême et qui l’a saisi d’exultation et de jubilation à la venue du Règne qui est là, et bien là !
Rueil-Malmaison – Sainte-Thérèse
27-28 juillet 2019
17ème dimanche du temps ordinaire (année C)