Accueil et hospitalité – Luc 10, 38-42
par le père François Marxer
Question (à trois mille dollars ou plus) : connaissez-vous ce franciscain du XIIIème siècle dénommé Pierre-Jean de Olivi, également orthographié Olieu ? Sans doute non, pour la plupart d’entre vous… Qu’importe, on peut avoir quelque bonheur à connaître ce théologien de haut vol, excellent religieux, d’une obéissance aussi parfaite que n’est remarquable son indocilité, rappelant obstinément au pape de Rome que, tout compte fait, c’était l’Évangile qui était la règle indépassable pour la vie d’un chacun et l’organisation de l’Église. Il le paya assez cher, on lui séquestra ses écrits et on lui retira ses livres, ses instruments de travail et de réflexion. Mais si je l’évoque devant vous ce jour d’hui, c’est parce que ce savant personnage entreprit d’écrire une histoire du monde : projet encyclopédique, mais par où commencer ? L’originalité remarquable de notre franciscain si spirituel, c’est de débuter cette histoire du monde, non pas avec la création du monde, telle que narrée dans le chapitre premier de la Genèse (vous savez bien, « au commencement, Dieu créa les ciels et la terre… etc »), donc non pas avec la création qui ne serait donc qu’un préalable, mais par ce chapitre 18 – notre première lecture – ; c’est donc que l’histoire du monde et l’histoire des hommes, et pas moins l’histoire de Dieu avec ces humains, commencent par ce récit de l’hospitalité : accueillir le passant, l’étranger de passage, le recevoir sous sa tente, lui donner à manger pour refaire ses forces, lui laver les pieds – un geste que Jésus reprendra au soir de la Cène pour délasser nos pieds fourbus de la marche de la vie afin que nous puissions repartir avec courage – et lui offrir un temps de repos. Vous avez vu comment Abraham s’active, reprenant les usages immémoriaux des peuples voyageurs et nomades. Cet usage est toujours – devrait être toujours actuel ; mais quand ce n’est pas le cas, le drame est simplement inexpiable. Voyez la terre de Palestine aujourd’hui, est-ce une terre sacrée ? ou n’est-elle pas avant tout donnée, et lequel des héritiers peut s’en prétendre l’unique propriétaire ?
Cela dit, autres questions : celle de l’accueil de l’étranger aux bordures et aux frontières de l’Europe, et je devine qu’il en est quelques-uns parmi nous qui m’attendent au tournant. Une chose est évidente : l’Évangile sur lequel nous prendrons appui ne nous dispense pas des devoirs de réalisme et de lucidité : les données sont complexes, de l’équilibre social à maintenir, aux perspectives plus aléatoires peut-être de la prospérité économique pour tous. Mais par ailleurs, ce même Évangile est parole vive, vivante, qui fait vivre non pas comme recette magique, mais comme un élan créatif dans lequel tous sont sollicités. Toutefois, ceux qui brandissent le crucifix pour se réclamer des « racines chrétiennes » de l’Europe, je crains qu’ils ne soient pas tout à fait bien ajustés. En revanche, plutôt que de parler de « racines chrétiennes », constatons les ressources que nous offre le christianisme et dans lesquelles nous serions bien aises de pouvoir puiser.
Il y a enfin une évidence que nous ne pouvons pas sous-estimer : c’est que, et le récit de Genèse 18 est on ne peut plus clair à ce sujet, l’accueil de l’étranger se conjoint à l’accueil de l’enfant à naître : la logique en est la même, comme il apparaît de la promesse du Voyageur qu’Abraham aura reçu. Ne concluons pas trop vite, mais à tout le moins nous pouvons (et même nous devons) interroger l’incohérence de certaines de nos communes décisions, bien trop guidées par le sentiment ou l’idéologie.
Avec l’épisode bien connu de Marthe et Marie, l’hospitalité toujours prisée dans le Nouveau Testament – l’Épître aux Hébreux se plaît à le rappeler : « Ne négligez pas l’hospitalité. Certains de cette façon ont pu recevoir des anges » -, l’hospitalité fait retour dans les parages de ce surgissement du Règne de Dieu, dont nous étions témoins il y a deux dimanches….
….. Et la semaine passée, grâce à la question posée par le Docteur de la Loi, nous avons compris que le Règne de Dieu n’est pas une irruption fugace et sans lendemain, mais qu’il vient s’inscrire dans la longue durée, mais sans développer de stratégie à long terme : ce qui fait loi pour ce Règne de Dieu, c’est l’inattendu, l’imprévu, l’imprévisible, la bonne occasion dont on se saisit sans l’avoir programmée. Cela dit, dans la maison de Béthanie où Jésus est donc reçu, c’est une pratique du Règne de Dieu qui se propose à nous tous, quelles que soient les circonstances ou les époques et situations.
Marthe et Marie : on le sait, c’est la quadrature du cercle, surtout depuis qu’on a caricaturé les deux sœurs, Marthe étant la vie active et Marie la vie contemplative. Résultat : le moine ou la moniale que nous créditons de vivre la vie contemplative, trouvera qu’il n’est pas suffisamment actif, et l’homme d’action va déplorer d’avoir négligé la dimension contemplative de son existence. Personne donc n’est content, et certains ont proposé une manière de vie mixte, à la fois action et contemplation, que l’on désigne du nom technique de vie ambidextre. Sur le papier, c’est très beau et on ne peut qu’être d’accord ; mais comment, en pratique, concrètement, parvenir à cet équilibre du « contempler dans l’action » qui était le secret d’Ignace de Loyola, le fondateur des Jésuites qui en ont fait depuis leur marque de fabrique ?
Et puis, autre tracas, qu’est-ce donc que cette « bonne part » que Marie aura choisie judicieusement, et qu’on ne va surtout pas lui enlever – je dis bien « la bonne part », et non pas « la meilleure part », une bien regrettable erreur de la traduction latine de l’évangile qui se prolonge dans nos traductions d’aujourd’hui, hélas ! Non, la bonne part, c’est d’assimiler la Parole de Dieu telle que Jésus peut nous la donner, l’assimiler pour ensuite la mettre en pratique : Marie est à l’école, en apprentissage en quelque sorte ; Marthe, elle, visiblement, la possède, cette bonne part, et elle souhaiterait que sa jeune sœur accélérât quelque peu le rythme. Mais, toute généreuse qu’elle soit, elle le fait de façon intempestive, désordonnée : Jésus le lui fait affectueusement remarquer : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses ». Des choses bonnes assurément, mais ce n’est pas la bonne manière, la bonne méthode.
Car « une seule chose est nécessaire ». Sans aucun doute, Seigneur, Mais quelle est-elle, cette chose unique et nécessaire absolument ? Je crois avoir trouvé une possible réponse dans cette remarque (fort spirituelle) de Jean Sulivan, ce prêtre-écrivain qui fut un maître de la vie intérieure : « Quand un homme s’est trouvé, quand il a saisi son importance et son inimportance, il devient libre, insolent et amical, il crée, invente son passé même et chante de sa propre voix l’alléluia torrentiel de la vie surabondante à travers bonheur et malheur. »
« Marthe Marthe, finit par soupirer Jésus, tu t’agites pour bien des choses », tu es convaincue de ton importance, tu as tout en main, et si tu ne le faisais pas, eh bien, rien ne serait jamais fait. Heureusement que je suis là, penserait-elle, en oubliant son inimportance : si tu ne le fais pas, Marthe, quelqu’un d’autre prendra le relais et les choses seront faites, autrement peut-être, mais elles seront faites.
Marie, elle, est profondément libre : son inimportance, ce n’est pas un secret pour elle, elle ne le sait que trop avec cette grande sœur qui régente toute chose : mais elle ne connaît pas moins son importance, non pas dans ce qu’elle fait ou pourrait faire ou devrait faire, mais c’est en étant aux pieds de Jésus qu’elle découvre ce qu’il en est vraiment. Parce que Jésus n’est-il pas celui qui révèle l’importance de tout un chacun ? Et découvrir cela, n’est-ce pas donner hospitalité au Règne de Dieu dans sa propre vie ?
Rueil-Malmaison, 20-21 juillet 2019
Ste-Thérèse et St-Pierre/St-Paul
16ème du temps ordinaire