Qui est mon prochain ? – Luc 10, 25-37
par le Père François Marxer
Ce Docteur, ce n’est pas un mauvais type, mais il a conscience bien évidemment et de son savoir et de sa supériorité et de sa dignité doctorale, bref de sa place dans la société des hommes. Docteur de la Loi, il fait donc partie de l’élite, de ceux-là dont Jésus vient tout juste de dire dans un mouvement de soudaine jubilation : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux savants – voilà pour toi, Docteur – et de l’avoir révélé aux tout-petits ». Bref, l’élite, ce n’est pas ceux que l’on croyait.
Mais cela ne décourage pas ce monsieur très digne qui va poser une question, et pas forcément, semble-t-il, dans une intention piégeuse ou malveillante. Ce n’est pas que sa question soit malencontreusement décalée, mais quand même ! il vient tout juste d’être témoin de cette explosion du Règne de Dieu qui a tant réjoui Jésus – nous entendions cela dimanche dernier – oui, témoin, il l’a été, mais l’a-t-il seulement vu, ce Règne qui va chambouler les choses, les habitudes et les lois ? En tout cas, nous devons remercier ce savant personnage d’avoir posé sa question qui va nous permettre d’avoir meilleure information et surtout la marche à suivre, la méthode pour être ajusté à cette soudaineté du Règne de Dieu.
Sa question, aussi intéressante que pas désintéressée : « Que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Bonne question : c’est un homme pratique, que dois-je faire ? Je dis tout de suite que Jésus ne répondra pas exactement sur ce plan-là, celui du faire, du productif, mais qu’il va déplacer le curseur sur le terrain de l’être : comment te comporteras-tu, comment vas-tu être ? Ma foi, la question est quand même bonne à prendre, ce n’est après tout qu’une porte d’entrée ; c’est plutôt son intention qui serait à réviser ou à corriger : « …. pour avoir en héritage la vie éternelle ». Ce sera aussi la préoccupation, fort louable au fond, du jeune homme riche ; c’est bien, mais tu t’y prends mal, qu’est-ce que c’est que cette envie d’acquérir, de posséder, de thésauriser, d’accumuler ? Oh ! mon gars, sache-le, ce n’est pas le bon paradigme !
Jésus, donc, répond, mais différemment de ce petit compendium catéchétique qu’il adressera au jeune homme riche. En effet, son interlocuteur, présentement, est un homme du savoir, il doit savoir, il est censé savoir : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Que lis-tu ? » Et le Docteur répond, droit dans ses bottes, en enfilant deux commandements. Bravo, mon gars, voilà qui est judicieux, ça n’allait pas forcément de soi, cette association des deux commandements. Et ainsi Jésus réplique : « Tu as répondu correctement. Fais ainsi et tu vivras. » Ce qui est une façon de dire aussi, sous la vêture de ce compliment : « Ben, tu savais donc très bien ! alors pourquoi m’as-tu interrogé ? »
Le Docteur qui, tout docteur et savant qu’il soit, n’est quand même pas bête, a bien compris, et il veut donc se justifier, il veut faire comprendre qu’il avait bien raison de poser cette question, et donc il renchérit : « Et qui est mon prochain ? » Oh là ! Docteur, tu as donc oublié ton catéchisme de base : ton prochain – relis donc le Livre du Lévitique -, ton prochain, c’est clair, c’est ton compatriote, ton coreligionnaire, et tu dois te préoccuper de lui pour lui éviter de se naufrager à la dérive, de prendre un mauvais chemin de traverse, et tu dois le recadrer, le redresser au besoin. Tu l’as appris : le prochain, c’est très communautariste, c’est très ethnique : c’est « nous », et en face il y a « eux », les autres, les lointains, ceux d’en-face. Mais ma foi, tu as posé la question, tu vas en être pour tes frais !
Et Jésus va inventer une historiette, une fiction où tu vas comprendre, à condition toutefois que tu prennes ta place dans cette petite histoire. Et à la fin je le reconnais, tu seras loyal, tu joueras franc jeu… même si ça t’embête un peu !
Soit un fait divers, rien de sensationnel dans le pays d’alors, truffé de brigands et de malandrins, attaques à main armée, voie de fait sur les biens et sur les personnes, c’est à peine si ce sera consigné dans la main courante de la gendarmerie voisine, tellement c’est, hélas ! courant. Les faits sont racontés sèchement, sans compassion ni empathie : l’homme – un anonyme, un quidam sans identité particulière – dépouillé, roué de coups, et laissé « à moitié mort » sur le bord de la route…..
….. À moitié mort, il ne bouge plus, de loin, c’est évident, on lui a réglé son compte. Ça va expliquer l’attitude le comportement des trois protagonistes qui passaient par là.
D’abord, le clergé, un prêtre puis un lévite – traduisons : un sacrificateur puis un sacristain. Ils voient, et ils voient bien un corps ensanglanté et qui ne bouge pas, a priori tout est fini. Et parce que ce sont des gens sérieux, très pointilleux sur leurs obligations sacrales : on ne s’approche pas et on ne touche pas un cadavre, parce qu’on risque alors d’être contaminé par l’impureté du corps mort, et du coup, on n’est plus en mesure d’accomplir les actes de notre tâche, de notre ministère sacré pour le bien de tous : sacrifier et offrir. Et donc, parce qu’ils sont sérieux, parce que c’est des gens réglo, ils passent outre. Il faut saluer leur conscience professionnelle. Mais peut-être aussi, pour notre compte à nous, nous demander s’il ne nous arrive pas parfois ou même souvent, bien souvent, de « passer outre », parce que ça nous embête, parce qu’on n’a pas le temps, parce qu’on a autre chose à faire, plus urgent (bien sûr) et plus intéressant (probablement), bref passer outre, mais pour des motifs, disons, discutables !
Et puis arrive notre Samaritain. Notons-le bien, c’est un gars d’en-face, un frère peut-être, mais frère ennemi certainement, un hérétique en tout cas. Son avantage : pas corseté par les directives de la Loi. Lui n’a rien vu de loin : littéralement, il tombe sur le blessé, il a failli buter sur lui et se casser la figure. Lui voit de près et là, tout change : il est retourné, la miséricorde, la compassion lui retourne les tripes. Et vous voyez comment il s’active : les soins de première urgence d’abord, nettoyer les plaies, aseptiser pour une bonne cicatrisation, avec les moyens d’alors, de l’huile qui adoucit et du vin qui purifie. Et comme à cet endroit il n’ya pas de réseau sur son portable pour qu’il puisse appeler le SAMU (qui d’ailleurs n’existe pas à l’époque), il le prend en charge et il prend son temps (ce n’est pas qu’il ne soit pas pressé comme tout un chacun, mais l’urgence, pour l’instant, elle est là) : charger le blessé, s’arrêter dans une auberge, et prendre soin de lui : c’est, dirais-je, de la politique du care, avant même Madame Martine Aubry, et, comme l’a écrit Cynthia Fleury, dans un petit opuscule récent et recommandable, « le soin est un humanisme ». Sur ce terrain-là, nous, chrétiens, on a à faire et à dire.
La finale de cette aventure me semble tout à fait remarquable. La finale, oui, car la vie va reprendre son cours, et l’heureuse rencontre ne peut pas durer. Mais notre Samaritain est prévoyant : il va confier ce client malade et mal en point à l’aubergiste, et il paye d’avance, et largement : deux pièces d’argent. Il en appelle à l’honneur et à la conscience professionnelle de cet hôtelier, rien ne doit manquer à cet hôte privilégié, un rien inhabituel. Bien sûr, le Samaritain a vu large, mais il ne sait pas combien de temps prendront le rétablissement du blessé et sa convalescence. Il y aura sans doute des frais et dépenses supplémentaires, mais « je paierai » la facture lorsque je repasserai prochainement. Je repasserai : c’est un rendez-vous d‘amitié qu’il lui donne, rien à voir avec la contrainte d’un échéancier. C’est un contrat de confiance que le Samaritain passe avec l’aubergiste (un contrat de confiance, et on n’est pas chez Darty !)
Pour terminer, Jésus aura retourné la question : au départ, c’était : « Qui est mon prochain ? » ; à présent, c’est : « Qui a été le prochain – qui s’est fait réellement, concrètement, proche de l’homme qui est dans la panade, alors que ça n’allait pas de soi ? » Le Docteur de la Loi n’est pas doué pour le lyrisme et la poésie, sa réponse est sèche, mais elle est exacte… et il a même supporté sans rechigner les allusions presque ironiques à ses collègues prêtre et lévite. Maintenant, il est au pied du mur, et nous aussi avec lui : « Va, et toi aussi, fais de même ».
Rueil-Malmaison, 14 juillet 2019
Sainte-Thérèse
15ème dimanche du temps ordinaire (année C