Ascension 2019 – Luc 24, 46-53
Par le Père François Marxer
L’Ascension, l’entrée de Jésus, le Fils de l’Homme, dans la gloire de son Père, cette nuée qui le soustrait à nos regards d’homme, Jésus en son humanité de chair méprisée et blessée, entre dans le mystère de l’invisible et l’invisible du Mystère. Un événement qui dépasse à ce point toutes nos forces d’intelligence et de compréhension, qui surpasse et déborde la puissance de nos imaginations, qu’il aura fallu à un même auteur, Luc l’évangéliste en l’occurrence, pas moins de deux récits pour nous faire entendre ce dont il s’agissait et qui nous touche profondément, nous les humains si souvent méprisés, bafoués, oubliés, rejetés par la loi implacable de la vie. Deux récits qui usent de tous les registres d’images et de symboles pour s’exprimer, et qui, malgré tout, ne sont pas concordants. Je ne vais pas essayer de les ajuster et de les fondre dans un récit unique : ce serait artificiel, et peine perdue ! En revanche, ce qui est en jeu, c’est un but tangible qui nous est assigné : nous voilà en présence de l’invisible Absence. Ce qui nous ramènera à un essentiel : Jésus ne nous aurait-il pas dit, comme en passant : « Le Règne de Dieu ? Ne le cherchez pas, si on vous dit : ‘’il est ici’’ ou ‘’il est là’’, n’y allez pas, car le Règne de Dieu, il est entre vous ». Ce jour d’hui, Jésus entre corporellement dans la gloire invisible. Corporellement, autant dire qu’il garde toutes ses relations avec nous, les humains, grâce à ce corps qui est, pour nous tous, le moyen, la manière ordinaire de nous connaître, de nous reconnaître, de nous parler, de nous aimer. Jésus entre dans la gloire invisible, et ainsi, sur la terre des hommes, c’est nous autres, ses disciples, visiblement reconnaissables dans les communautés que nous formons, scellées par le lien, le sceau baptismal, c’est nous, les disciples, qui serons son corps visible « jusqu’à la fin du monde » : « quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux… » et « tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, à ceci : que vous avez de l’amour les uns pour les autres… »
Que nous dit l’évangile de ce jour ? Les disciples sont à Jérusalem, calfeutrés dans leur repaire, tétanisés par la peur et la crainte, dévastés par le désespoir et la mélancolie. Nous qui espérions qu’il serait le sauveur, le libérateur !!! ils ne s’en remettent pas. Et soudain, il est là, il vient au milieu d’eux, ils reprennent vie, d’abord stupéfaits – ils n’en croient pas leurs yeux ni leurs oreilles, on les comprend, mais ils écoutent, il leur donne une feuille de route pour les temps à venir.
Puis ils sortent, il les fait sortir – de leur cachette, c’est sûr, mais plus encore d’eux-mêmes, il les fait sortir au grand jour et il les emmène au dehors, jusqu’à Béthanie. Béthanie, eh ! nous y étions le jour des Rameaux, c’est le point de départ, c’est de là qu’avait commencé l’époustouflante aventure de l’entrée à Jérusalem, la Ville sainte. Ça avait bien commencé d’ailleurs, la foule enthousiaste, déchaînée à hurler à tue-tête : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Tous, unanimement, ils bénissaient Dieu et son envoyé, son Messie. Ils clamaient leur louange et leur gratitude. De bouche, oui, c’était vrai, on les entendait, mais le cœur y était-il ? Ils étaient sincères sans doute, mais étaient-ils vrais ? La suite montrera qu’on pouvait en douter.
Jésus les emmène donc à Béthanie, à l’endroit du commencement, et c’est comme cela qu’il amorce un re-commencement qui va les changer du tout au tout. « Et levant les mains, il les bénit » : ah ! de nouveau, bénédiction… « Or, tandis qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et fut emporté au ciel ». Séparation : cette séparation n’est pas disparition, mais bénédiction. Ils n’en sont nullement affligés, endeuillés, mais au contraire régénérés. Un nouveau commencement : ils se prosternent devant lui, comme ils s’étaient prosternés dans la barque où ils n’en menaient pas large, quand la tempête faisait rage et qu’ils étaient à deux doigts de couler : tout épatés quand Jésus avait calmé le vent furieux, ils s’étaient prosternés. Ici, ce jour d’hui, c’est différent : c’est un hommage profond à sa Grandeur qu’ils commencent tout juste à deviner.
Et ils retournent à Jérusalem, « remplis de joie » : sans peur et peut-être pas tout à fait sans reproches – mais ça ne compte pas, au fond – sans peur et sans tristesse, à découvert. « Et ils étaient sans cesse dans le Temple à bénir Dieu ».
Jésus les a bénis en se séparant d’eux, et eux désormais, ils bénissent Dieu. C’est à croire que la bénédiction de Jésus se propage, qu’elle s’étend, qu’elle se diffuse. Et cela commence à Jérusalem – et Jérusalem, c’est le point de ralliement, nous aurons, nous avons à y revenir, et singulièrement sur ce mont des Oliviers, où, contre vents et marées, nos sœurs Bénédictines du Calvaire, vigilantes, montent la garde spirituelle et nous y attendent dans la ferveur de la prière commune : nous aurons soin, ce jour, de ne pas les oublier.
Les Apôtres sont à bénir Dieu dans le Temple, comme ils le feront à l’avenir « jusqu’aux confins de la terre ». Et ainsi ils rattrapent ce que la foule avait échoué à faire, le jour des Rameaux. C’était des slogans très communicatifs, mais ce n’était pas effectif : ça venait du cœur, d’accord, mais ça ne venait pas du fond du cœur. Maintenant, grâce à ces apôtres qui obstinément bénissent Dieu et son envoyé, l’humanité se voit enfin réconciliée avec son destin, qui est de recevoir et d’accueillir le Dieu qui se donne en présence, le don de la présence de Dieu, le présent de la Présence.
Et ce n’est pas épisodique ou secondaire : cette bénédiction prononcée par les hommes est essentielle. Car c’est parce que les apôtres, des humains, bénissent Dieu, louange et gratitude tout ensemble, que Dieu est en mesure de faire le don de sa Présence qui, ainsi, sera reçue. Ils bénissent Dieu, et nous, aujourd’hui, les disciples, nous bénissons Dieu pour le don de sa Présence avec nous. Et j’ajouterai que Jésus, élevé en gloire, entre dans la Jérusalem céleste du fait même que nous, depuis la Jérusalem, géographique certes, mais plus encore mystique, nous bénissons Dieu pour le don de sa Présence en nous et au milieu de nous. Présence de Dieu et de son Messie : nous l’entendions dimanche dernier :… « Celui qui garde ma Parole, à moi le Messie, et qui est mon disciple, mon Père l’aimera et nous viendrons à lui pour y faire notre demeure… »
À Emmaüs, ils sont deux, et il est là, au milieu d’eux, il prend le pain et il prononce la bénédiction – toujours la bénédiction -, et le leur donne. Et il se sépare d’eux et il devient invisible à leurs yeux. Eux le reconnaissent : reconnaissance, une gratitude, parce qu’il leur est présent, présent en eux. Ils deviennent Corps du Christ, corps vivant, corps parlant. Ils reviennent à Jérusalem et là, ils annoncent, clairement, la Présence. L’Eucharistie : le don de la Présence.
Rueil-Malmaison, 30 mai 2019
Sainte-Thérèse