« Qu’ils soient UN…. » – Jean 17, 20-26
Par le Père François Marxer
« Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé ». Dieu sait si ces mots de la prière divine de Jésus, on nous les a répétés, voire serinés, car ils étaient devenus l’emblème, que dis-je ? l’étendard de l’élan œcuménique qui vibrait dans les Églises dans les années 60 du siècle dernier. Ce qui, entre nous soit dit, n’était pas sans poser question : n’était-ce pas en effet une manière de suggérer que la division, la fragmentation des communautés chrétiennes était prévisible aux yeux de Jésus et qu’il pronostiquait l’inévitable, au fond ? Voilà qui serait accablant et laisserait à tout le moins perplexe.
Et puis surtout, rabattre la puissance de cette parole de Jésus, l’amplitude d’un horizon magnifique qu’elle laisse deviner, sur nos petits problèmes, parfois fort mesquins, d’organisation et de communication entre communautés, entre Églises, voilà qui est faire preuve de pingrerie spirituelle ! Allons au-delà de nos souvent désolantes petites problématiques, et voyons le plan large qui est celui de Jésus : c’est toute l’humanité des hommes qu’il considère ainsi dans une vision d’avenir. Une vision exaltante, mais aussi mystérieuse : que veut donc dire ‘’Que tous soient un’’ ? Qu’est-ce donc que cette unité du genre humain que prophétise le Christ et qui trouve sa référence absolue et son modèle indépassable dans l’unité du Père et du Fils ?
Il nous est facile de dire d’abord ce qu’elle n’est pas, cette unité, et cela, nous le devinons d’instinct : ce n’est pas un embrigadement qui caporaliserait les esprits et les âmes dans une fourmilière impeccablement administrée. Ce n’est pas non plus le résultat d’une unanimité obtenue par la violence et la contrainte. Et on ne saurait l’identifier avec l’indifférentiation de la foule où chacun perd sa personnalité, ou avec le magma d’une masse en fusion, bouillante de passions, et souvent de passions tristes, ce dont s’enchantait le jeune Jean-Paul Sartre en sa première maturité.
Cette unité singulière, c’est le fruit, la retombée de ce commandement nouveau que nous entendions il y a quinze jours, et qui a, il est vrai, bien du mal à se faire une place au soleil : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ». Comme je vous ai aimés : avec la même intensité, avec la même exigence (« jusqu’au bout » [Jn 13, 1]), sans cesse ni répit, aimez-vous les uns les autres parce que je vous ai aimés, parce que cet amour que je vous ai donné, dont je vous ai comblés, sera la force motrice, initiatrice, mobilisatrice, de cet amour mutuel qui, c’est vrai, ne vous est ni spontané, ni naturel. Voyez ce qu’il en est de cette unité entre chacun de vous et moi, et vous saisirez ce qu’il en doit être de cet amour, de cette unité entre vous.
Ma source – votre source -, c’est cette affection qui se tisse en fils d’éternité entre le Père et moi qui suis son Fils. Cet amour-là est le talisman de notre unité, de cet UN unique que nous sommes et qui n’élimine pas, ni n’érode les différences : il n’y a pas de confusion, le Père est le Père et le Fils est le Fils, et ils ne sont nullement interchangeables. Pour être clair, un est le Père, un est le Fils, un est le Saint-Esprit, leur lien d’amour. Évidemment, en bonne arithmétique que vous avez apprise à l’école, un plus un plus un, vous dites que ça fait trois. Mais l’arithmétique perd un peu les pédales dans la logique des mystères de Dieu, un plus un plus un, ça fait un, un seul Dieu. Ce Un, c’est celui de l’Unique, l’unicité de l’Unique dans sa singularité même.
Or ? sachons-le, la question de l’Un a toujours été une question centrale, une question cruciale dans les efforts de la pensée humaine. Penser l’Un, ç’aura été une des préoccupations de la pensée religieuse, pour assurer l’unité du genre humain et la cohésion du monde. Voyez ce que nous avons hérité des philosophies de l’Antiquité. L’Un y a sa place au sommet incontesté de la hiérarchie des êtres, mais il ne tardera pas à se dégrader en une multitude, une profusion de dieux qui seront autant de facettes de l’Un, enfin compréhensible…
… Et ce polythéisme de la multitude des dieux (qui d’ailleurs se comportent assez souvent comme de petits fripons assez peu recommandables), ce polythéisme qui n’ignore rien de la figure de l’Un, mais pour l’amadouer, pour le rendre recevable, acceptable, eh bien, ce polythéisme, nous dit-on, serait supposé bienveillant, tolérant, consensuel, à la différence des monothéismes, juif s’abord, puis chrétien, sans parler de l’islam qui, à bien des égards, pourrait passer pour une variante d’un judaïsme édulcoré, les monothéismes, eux, supposés totalitaires parce que totalisants et facteurs de violence. Il est vrai que le monothéisme religieux entretient souvent une visée, une ambition d’universalité et qu’il y met parfois des moyens fort contraignants. Cependant, l’universel, voilà qui ne devrait pas nous déplaire à nous, Français, qui en sommes les apôtres et parangons de par le monde, mais qui devons constater combien cet universel (de nos valeurs, de nos principes, des droits de l’homme, etc.) se voit contesté par l’uniformisation de la globalisation qui a enfiévré l’humanité des hommes.
Mais le monothéisme, si décrié de nos jours, connaît des nuances : dans le judaïsme, l’impératif pourrait se résumer dans la prière du Deutéronome : « À Dieu un, peuple un ! » Clairement : Israël, si ton Dieu est un, unique, eh bien, sois un, unique comme lui ! Ce qui maintient la cohérence, la cohésion du peuple et en préserve la singularité sans confusion ni hybridation avec ceux du dehors. Ne nous cachons pas les difficultés qui attendent ce monothéisme, disons unicitaire : comment pourra-t-il donner hospitalité aux différences qu’il rencontrera, autrement qu’à les absorber et digérer ? Et on devine les tentations de violence qui guettent ces comportements et qui défigurent l’Unique…
Je reviens aux paroles de Jésus qui nous feront comprendre que le monothéisme chrétien, lui, est un monothéisme trinitaire. Qu’est-ce à dire ? « Le Père et moi nous sommes un » [Jn 10, 30], nous entendions ce propos de Jésus lui-même, le 4ème dimanche de Pâques, le dimanche du Bon Pasteur. Et ce jour d’hui, que nous dit-il ? « Que tous soient un comme nous sommes un » : telle est la prière qu’il adresse à son Père. Et je comprends que l’unité à laquelle il souhaite que nous parvenions, est le débordement de l’unité vivante entre le Père et lui, le Fils, entre le Père qui est la source transcendante, et le Fils qui la reçoit et l’écoule, la répand vers nous, les humains qui sommes « les enfants de Dieu dispersés qu’il rassemble en un » [Jn 11, 52].
Cette unité vivante et qui donne vie, Dieu ne la garde pas jalousement pour lui-même, ni le Fils ne s’en empare comme d’un privilège : il la partage sans jalousie, et ce sera surabondance dont l’amour que nous avons tant bien que mal les uns pour les autres est le témoignage, il est vrai, souvent un peu bancal ou brouillon, mais qui devrait faire découvrir aux hommes que Jésus est vraiment envoyé par Dieu et que le connaître, c’est cela la vie éternelle [Jn 17, 3] : être irrigué soi-même de cet amour, de cette mutualité de l’amour. Voilà qui devrait torpiller les fausses images, mensongères, que nos contemporains peuvent avoir de Dieu, alors que Dieu « a tant aimé ce monde qu’il lui a donné son Fils unique » [Jn 3,16].
Le Père ne pouvait pas nous faire de don plus grand que celui-là. En nous donnant le Fils, c’est l’autre lui-même, lui-même au fond, qu’il nous donne. Non pas un don partiel, limité, où chacun aurait, eh bien ! sa petite part (de quoi ne pas être mécontent !) ; non, c’est un don total, illimité, où chacun, dans ce partage, reçoit tout, reçoit la totalité sans préjudice ni injustice pour les autres. Difficile à saisir, n’est-ce pas ? Nous mettons la nature de Dieu d’un côté, infini, d’une perfection sans limites, et de l’autre, la grâce que l’on espère généreuse ; la divinité d’une part, la philanthropie divine de l’autre, eh ! en pensant ainsi nous jouons au petit philosophe, nous n’entendons pas l’évangile, qui est très clair : « Je leur ai donné la gloire, à eux, mes disciples, la gloire que toi, Père, tu m’as donnée, toi qui m’as aimé avant la fondation du monde » [Jn 17, 22-24]. Et Jésus aura soin d’ajouter : « La gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruits, et ainsi vous deviendrez mes disciples » [Jn 15, 8].
Rueil-Malmaison, Ste-Thérèse et St Pierre/St Paul
1er et 2 juin 2019, 7ème dimanche de Pâques (année C)