Garder sa parole – Jean14, 23-29
Par le Père François Marxer
Judas – pas l’Iscariote – venait de lui demander… Oui, Judas, mais pas le traître, même s’ils portent l’un et l’autre le même nom : il y a deux Judas, comme il y a deux Simon – le surnommé Pierre, Képhas, et l’autre, le Zélote, l’extrémiste nationaliste -, comme il y a aussi deux Jacques, le grand et le petit, le Majeur et le Mineur, comme on dit plus noblement ; les apôtres vont donc en tandem, en binôme, il n’y a guère que Thomas, surnommé Didyme, c’est-à-dire « jumeau », qui, étrangement, ne se voit pas appareillé d’un double ; mais peut-être bien est-ce moi, comme chacun d’entre nous peut le dire : c’est moi qui suis le jumeau de Thomas…
Bref, je reviens à Judas, pas l’Iscariote, qui demande : « Seigneur, mais qu’est-ce qui se passe ? Comment ça se fait que tu te manifestes à nous – en petit comité -, et non pas au monde, que ce soit pour tout le monde ? » Et là, on voit au fond que les deux Judas se ressemblent : l’Iscariote, lui, en a la conviction, il faut mettre Jésus au pied du mur : puisque c’est ou bien un timide, ou bien un entêté, alors il faut lui donner un coup de pouce pour que l’on sorte de cet entre-soi un peu confidentiel. L’autre Judas, celui qui nous intéresse à présent, pense pareil, mais lui, il laisse à Jésus le choix des moyens – simplement, qu’il se décide ! Au fond, l’un et l’autre sont des accros de la communication, les saints patrons des publicitaires.
Qu’est-ce que Jésus répond à cette sollicitation ? « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole… » Et cette parole, on l’a entendue dimanche dernier : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres. Comme – parce que – je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres ». Et ça n’a rien d’une évidence : parce que, à tout bien prendre, l’espèce de petite communauté que Jésus avait constituée autour de lui est on ne peut plus disparate, pour ne pas dire improbable. Comme si Jésus avait pris plaisir à les choisir incompatibles entre eux, et c’est vrai que ce n’était pas la sympathie mutuelle qui était le sentiment dominant dans leur petite équipe. Mais voilà, ils avaient tous un dénominateur commun, comme une marque de fabrique : leur amour pour Jésus, leur attrait pour Jésus. Et c’est cette communauté-là pas convaincante du tout, qui manifestera Jésus à tout le monde.
Or, Jésus l’avait bien dit, il y a belle lurette, dans la synagogue de Capharnaüm : « Tous ceux que me donne le Père viendront jusqu’à moi, et celui qui vient à moi, je ne vais pas le jeter dehors… Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi, je le ressusciterai, je le remettrai debout, en état de marche, au dernier jour. »
Alors je comprends pourquoi Jésus va ajouter en répondant à Judas : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole », il s’ajustera au commandement nouveau, tant bien que mal, car ça ne va pas de soi comme tout ce qui est nouveau, vraiment nouveau ; alors, celui-là, « mon Père l’aimera », parce qu’il consent, celui-là, à cette attraction que le Père exerce sur lui, consent à être attiré, à ne pas renier avec indifférence l’attrait de Jésus. Et le Père qui voit aussi la sève de ce grand désir porter du fruit, en est heureux ; lui, le Père, et moi, le Fils, « nous viendrons vers lui, et, chez lui, nous nous ferons une demeure. » Oh ! nous ne prendrons pas beaucoup de place ; nous, nous sommes des locataires discrets et pas bruyants du tout, mais nous serons là, dans une Présence toute de douceur, en fidélité bienveillante et attentive ; ne vous en faites pas, nous ne ferons pas de tintamarre pour vous rappeler à l’ordre, même si ça peut nous effarer ou nous affliger de vous voir prendre des chemins de traverse qui ne mènent nulle part, nous ne dirons rien, mais nous espérerons que l’un ou l’autre de vos frères viendra vous recadrer ou redresser les choses. À part cela, nous aurons, mon Père et moi, à trouver notre demeure, j’allais dire notre Éden, notre paradis, auprès de chacun d’entre vous, et de pouvoir, grâce à vous, séjourner sur la terre des hommes si souvent inhospitalière.
Garder cette parole, car «celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles. Or la parole que vous entendez n’est pas de moi : elle est du Père qui m’a envoyé ».
C’est une parole qui commande, elle fait loi ; c’est une parole impérative, mais pas impérieuse, elle sollicite, elle invite bien plutôt. Elle ne décline pas un catalogue de prescriptions, mais elle trace un sillon – et un sillon, on y dépose de la semence pour que ça germe et que ça porte du fruit – ou encore un sillage qui ouvre de la nouveauté dans l’épaisseur humaine souvent bien glauque et poisseuse. Et dans ce sillage se fait voir, se manifeste qui est Jésus, se fait voir sa fidélité de Fils. Et cela ne peut que réjouir Dieu lui-même et nous ensuite. Dieu lui-même, car, à voir ainsi la fidélité de son Fils, Dieu comprend ce qu’il en est de sa Paternité, il se comprend pour ce qu’il est vraiment : le Père, et c’est bien autre chose que de dire qu’il est Dieu ; ça, c’est une dénomination banale, presque passe-partout, qu’il faut partager, hélas ! avec toutes ces fantasmagories de pouvoir et de puissance que les hommes ont bricolées, et qu’il faut bien dire être des falsifications, des supercheries, des illusions – on appelle ça couramment : des idoles. Oh oui ! les dieux sont nombreux, pléthoriques, et on ne peut qu’y croire, mais nous, nous mettons notre foi – c’est différent – dans le Père de Jésus le Christ qui est son Fils ; nous mettons notre foi en lui, parce que nous vivons comme ses fils, grâce à Jésus qui a voulu être notre frère.
Mais voilà, cette parole si décisive tant pour le Père qui se réjouit de s’y découvrir que pour nous qui devinons ainsi le mouvement de notre vie, il nous arrive bien souvent de la mal comprendre (en faire un règlement de gendarmerie, alors que c’est une révélation et une mystagogie) et de bien vite l’oublier. C’est la raison pour laquelle un secours durable va nous être accordé, cet avocat, ce Paraclet, qui donnera un sérieux coup de pouce à nos mémoires négligentes et défaillantes : « il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit » ; le Saint-Esprit, c’est notre disque dur efficace et vigilant.
Et puis c’est les adieux, la cérémonie des adieux : il prend congé de nous en nous saluant à la sémite, à l’orientale : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ». Ce n’est pas le bonheur ou la santé qu’il nous souhaite, mais la paix. Et aujourd’hui encore, dans ces pays du Levant, l’usage en est maintenu : salam aleikoum, ou bien Shalom alekhen. La paix, comprenons non pas le résultat d’un accord négocié, mais un accord paisible avec Dieu, accordé à lui, comme on le dit d’un instrument de musique, abandonné à lui, et il est si bon, disait Calvin, d’être dans la main de Dieu !
Et cela, il faudra vous le rappeler au moment où vous échangerez entre vous un geste de paix. Cette paix que je vous souhaiterai : « Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous », et vous approuvez en répondant : « Avec – ou plutôt, selon votre esprit, selon l’esprit avec lequel vous nous la souhaitez, cette paix ». Car cette paix, elle ne vient pas de moi, de mes bonnes dispositions parce que je vous aime bien, mais elle vient de l’offrande à l’Amour, de l’offrande de l’amour de Jésus, et c’est la raison pour laquelle, avant de vous souhaiter la paix, j’ai coutume de baiser le bord du calice où repose le sang de l’Amour versé, car la paix, je le répète, ne vient pas de moi, pas plus que de vous, mais de l’amour versé, de l’amour de Jésus.
Il nous fait ses adieux, il va nous quitter, cela va être la grande Absence, voilà qui nous trouble et nous bouleverse ; notre désarroi, il le devine, il le comprend et il ne va pas nous en blâmer : « Que votre cœur ne soit pas effrayé ni bouleversé ». Et, c’est étrange, il nous parle de joie, d’une étrange allégresse : « Si vous m’aimiez – mais c’est sûr qu’on t’aime, enfin on essaie – vous seriez dans la joie, puisque je vais vers le Père, et le Père est plus grand que moi ». L’étrange allégresse de s’accomplir, en allant vers plus grand que soi, au-delà de soi-même, vers le Père, allégresse filiale, cette liesse de la filialité, ce sera notre viatique désormais.
Rueil-Malmaison, 26 mai 2019
Sainte-Thérèse
6ème dimanche de Pâques (année C)