Un commandement nouveau – Jean 13, 31-35
par le Père François Marxer
Judas vient de quitter la table de la Pâque et de sortir. Jésus le lui avait demandé : « Ce que tu fais, fais-le vite », et Judas n’avait pas demandé son reste. Fais-le vite : n’attends pas, ne lambine pas, il y a urgence, dépêche-toi de mettre en route ce mécanisme mauvais où des scélérats croiront réussir et avoir le dessus, et mon Père attend cela pour initier, pour réaliser le salut des hommes : que le plus haut amour puisse surmonter les bourbiers du Mal où chacun patauge plus ou moins, et qu’ainsi il soit permis d‘espérer pour tous…
Judas est sorti, et dehors il fait nuit. Les ténèbres ont commencé à s’emparer de la terre, elles la recouvriront inexplicablement demain, en début d’après-midi. Va, Judas, et fais vite, tu ne t’en doutes guère, tu es l’instrument effroyable – une trahison, c’est ignoble !-, tu es l’instrument du salut de tous. D’ailleurs, au cours du repas, Jésus ne t’avait-il pas présenté, à toi en premier, la bouchée trempée dans le vinaigre, selon les usages et le cérémonial du repas sacré : mais là, quel honneur! quel privilège! tu étais le premier à consommer le repas de l’Alliance qui allait se renouveler. Et ce qu’il restera de ce vinaigre rituel, Jésus ne le consommera-t-il pas jusqu’à la lie, sur la croix où il est cloué, juste avant de rendre l’esprit… ?
Judas parti, Jésus se retrouve avec ceux qu’il a choisis et qu’il affectionne particulièrement. Oh ! si Judas était sans doute le plus intelligent – mais il n’était guère prêt à se laisser vraiment laver les pieds par son Maître à genoux devant lui : ça, c’était incompréhensible -, les autres, en revanche, n’étaient guère brillants. Tous, ils avaient cependant un trait commun : leur attachement à Jésus, mais entre eux il n’y avait guère de sympathie. Il y avait des clans entre eux : d’abord, ceux de Nazareth et alentour, plutôt conformistes ; à côté, il y avait ceux des bords du lac, des artisans pêcheurs, et beaucoup moins regardants sur les usages. Il y avait même un Zélote, autant dire un maquisard, un extrémiste nationaliste, mais aussi un péager, un publicain, autant dire un collabo de l’occupant, bref l’eau et le feu. Et puis aussi, donc, Judas, clairement un Judéen que les Galiléens regardaient de travers évidemment.
De l’animosité à revendre, des jalousies plus ou moins mesquines, de la méfiance réciproque, ce n’était pas, mais vraiment pas brillant : Jésus les a choisis incompatibles (de quoi aujourd’hui ne pas nous étonner ni nous désespérer des tiraillements inévitables, semble-t-il bien, dans nos paroisses et nos communautés. Le seul motif qu’ils ont de pouvoir se tolérer – et j’ajoute : le seul motif que nous avons de pouvoir nous tolérer – c’est le lien qu’ils ont, que nous avons, avec Jésus.
Jésus, bien sûr, peut regretter et parfois déplorer nos antipathies, mais il n’a rien contre : les humains sont ainsi bâtis dans la vie courante ; mais ce qu’il souhaiterait, c’est que nous regardions avant tout le penchant qu’a chacun d’entre nous à se tourner vers lui, Jésus. Et moins les liens qui nous lient les uns aux autres paraîtront plausibles, fondés sur nos sympathies, nos empathies, nos affinités naturelles, spontanées, plus ils témoigneront, plus ils signifieront une autre présence, la sienne à lui, Jésus.
C’est ce qui fait comprendre ce commandement nouveau qu’il nous donne : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres ». Il ne s’agit pas de mettre en place une solidarité – bien sûr, ce ne serait déjà pas mal !- ni une connivence ou une complicité – ça paraîtrait un peu trop fabriqué – ; cet amour mutuel, c‘est uniquement parce que nous aimons Jésus. J’ai envie de dire : c’est la retombée de l’amour que nous avons tant bien que mal pour Jésus, puisque, pas plus fiers que Pierre au bord du lac il y a quinze jours, nous ne pouvons guère que bredouiller : « Ben, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime bien, c’est pas grand-chose à côté de l’amour que tu as pour moi qui suis ton préféré, mais c’est quand même déjà ça : je t’aime bien, vois-tu »
Un commandement nouveau, c’est toi qui le dis, ça ne nous paraît pas très neuf, on a déjà entendu nous seriner ça des centaines de fois. Pas neuf, peut-être ; mais c’est bien cet ordre-là, pour peu qu’on y prête attention, qui renouvelle toute chose : c’est la germination de ce « ciel nouveau » et de cette « terre nouvelle » que Jean le Voyant a vue, comme il le dit au livre de l’Apocalypse :……..
……..oh ! bien sûr, cette terre nouvelle, ça ne fait pas des hectares pour le moment, juste quelques microscopiques lopins de terre, des jardinets de presque rien, mais ma foi, c’est déjà ça, et ça progresse. Ce mutuel amour, c’est comme le ciment qui fait tenir tout ensemble cette Jérusalem nouvelle qui descend du ciel – nous ne l’avons pas construite, nous n’en sommes pas les architectes, elle nous est donnée, toute belle comme une épousée parée de sa beauté.
Il y a en effet avec ce commandement, une clause sur laquelle il ne faut pas se tromper : « comme je vous ai aimés ». Comprenons : ce n’est pas un modèle, un patron-modèle que Jésus nous présenterait pour que nous imitions, pour que nous soyons dans la norme : imiter l’amour de Jésus qui aime, qui nous aime comme il aime son Père, « jusqu’au bout », jusqu’à l’extrême, non ! quelle prétention et quelle illusion ce serait ! Et d’ailleurs Jésus le précise dans un verset, quelques mots que notre lectionnaire inexplicablement a cru bon de supprimer, je ne sais pas pourquoi : « Petits enfants, comme je l’ai dit aux Juifs, là où je vais, vous ne pouvez pas aller. » Pierre s’en inquiètera juste après : « Comment ça, qu’on ne peut pas te suivre ? » et Jésus lui répondra : « Pas maintenant, mais plus tard tu me suivras ». Et Pierre comprendra, toujours au bord du lac : « Quand tu étais jeune, tu faisais ce que tu voulais, mais quand tu seras vieux, un autre te mettra ta ceinture et t’emmènera là où tu ne voudrais pas aller ». Et c’est vrai, le plus haut amour, on voudrait bien, mais s’y engager spontanément, de bon cœur, ouh là là !… on hésite ; alors c’est un Autre, mon Père, qui t’y mènera selon son Esprit.
Comme je vous ai aimés : autrement dit, parce que je vous ai aimés. C’est l’amour même, l’amour fou dont j’ai aimé chacun d’entre vous qui va s’insinuer, qui va progresser en chacun de vous et ça vous rendra capables de vous aimer les uns les autres, à cause de cet amour.
Jésus peut dire à ce moment-là : « Maintenant le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu se glorifie en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera ». Glorifié : Jésus ne dit pas cela comme un chef de guerre assez content de ses trophées et de ses victoires, ni comme un idéologue qui voit ses idées et ses discours fourmiller dans une opinion publique captive, ni comme un patron d’entreprise satisfait des contrats juteux et des projets mirifiques qu’il réalise (genre Mark Zuterberg ou Elon Musk et ses milliers de satellites à essaimer dans l’espace pour un internet universel !)
Rien de tout cela : car maintenant, c’est l’heure de la trahison et c’est l’heure du plus haut amour. Et là, Jésus va manifester, et il va être connu pour ce qu’il est vraiment : lui, le Fils, il va vivre l’abnégation du Père, et il va faire voir ce qu’est la Passion du Père : l’amour passionné que lui, il a pour le Père en s’offrant librement, délibérément, à accomplir sa volonté, et il fait voir aussi la souffrance qui va être celle du Père à livrer ainsi son Fils et à le perdre. Il fait voir la fragilité de Dieu. Et lui, restera filial jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême du supportable de l’insupportable. Et ensuite ce sera à nous de prendre le relais : à rester filial quoi qu’il nous arrive, et la meilleure manière de le rester, ce sera d’avoir le souci et d’améliorer ce qui est filial chez les uns et chez les autres : « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres, puisque vous êtes mes frères ».
Rueil-Malmaison, 18-19 mai 2019
5ème dimanche de Pâques
Sainte-Thérèse