Le Bon Pasteur – Jean 10, 27-30
par le Père François Marxer
Évangile de Jean, chapitre 10. Nous sommes en plein hiver. On est en plein dans les festivités de la Dédicace du Temple. Un moment qui ravive la fierté nationale, humiliée par l’occupation des païens et qui ravive la mémoire des heures de gloire : on repense à David, ce berger pris par notre Dieu derrière les troupeaux pour devenir le pasteur, le guide et protecteur, le guide assuré et le vaillant protecteur de notre peuple. Et puis après lui, son fils Salomon, sage avisé et habile, et bien d’autres ensuite qui ont plus ou moins bien réussi dans cette guidance de la nation ; et il y en eut d’exécrables aussi, que la mémoire vomit sans hésiter.
L’hiver, il fait frisquet à Jérusalem. Et Jésus fait les cent pas sous la colonnade de Salomon. Et le voilà soudain entouré, j’allais dire cerné, par les autorités du Temple. Elles ont à la bouche une question urgente : « Alors, si tu es le Messie, dis-le nous franchement. »
Sommé de répondre, Jésus répond, mais à sa façon : pas directement par « oui, bien sûr » ou par « non, absolument pas ! » – mais en déplaçant la focale : « Je vous l’ai déjà dit, je suis le bon pasteur, le vrai berger qui donne sa vie pour ses brebis, mais vous ne croyez pas ». Pourtant, ils ont saisi l’image : tous ils avaient bien dans la tête la prophétie d’Ézéchiel (c’est au chapitre 34) : Dieu, notre Dieu, s’y présente comme le berger vrai, authentique, qui prend soin des plus faibles et des cagneux dans son troupeau ; il ne sera pas comme ces voyous, ces gredins, ces vauriens qui s’engraissent au détriment de ceux dont ils ont la charge et que Dieu va balayer sans pitié. Comme si, enfin, on parvenait à la réconciliation tant attendue entre notre Dieu et nous-mêmes qui sommes à lui.
Et puis leur revenait aussi la mélodie du psaume 22 :
« Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien ;
il me conduit vers les verts pâturages
et avec lui, je traverserai les ravins de la mort !».
Comment ne pas m’en remettre à ce Dieu qui est plus grand, plus vaste que mon cœur qui, trop souvent, me condamne, me méprise et me déconsidère ? Et ce Dieu tient plus à moi qu’un berger tient aux brebis dont il a la garde. Vraiment ce Dieu est digne de foi, et Jésus, sans en avoir l’air, s’identifie à lui. Tout simplement.
Alors va se nouer une relation bien singulière entre lui et moi. Et ce qui va être le nœud, c’est sa voix, unique, inimitable. Nous le savons d’expérience, la voix est toujours identique à elle-même chez un humain, il peut vieillir, se fatiguer, le timbre, le ton, l’allure de sa voix resteront les mêmes. Prête à manifester ou à trahir ses états intérieurs et même secrets, de l’allant de la jubilation au gouffre de la désespérance. La voix traduit toutes les nuances du cœur.
Ainsi la voix du Christ en son accent inimitable, son inflexion propre, sa chaleur. Et elle appelle chacun, chacune, par son nom. Son nom propre, unique. On ne s’y trompe pas : cette voix, elle est pour moi et elle est pour tous, indissolublement, et elle rassemble, elle fédère chacun et tous dans un Corps unique où moi comme les autres, nous avons notre place. Notre place unique.
Cette voix que j’entends de mon oreille intérieure, exerce sur moi un attrait, une attirance irrésistible, je ne m’en défendrai pas. J’en reconnais l’accent dans les paroles que peuvent prononcer tel ou tel qui m’est proche, familier, ou que je rencontre ; je ne m’y trompe pas, car lui n’est pas un mercenaire, il n’exploite pas, il n’enrôle pas ni ne subjugue ni ne séduit ni ne soumet. Le psaume le dit à sa manière : il dresse devant moi une table débordante, et là il me donne un bien, le Bien insurpassable, puisqu’il donne sa vie pour ses brebis. Il donne la vie, et pas n’importe laquelle, la vie de Dieu même, la vie éternelle, celle qui ne trébuche pas ni ne s’amoindrit, et cette vie, c’est Dieu lui-même.
Et rien n’y pourra faire obstacle. L’apôtre Paul, s’adressant aux Romains, en est convaincu : « J’en ai la certitude, ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances, ni les hauteurs ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur » (8, 37-39).
Une vie impérissable : nous qui sommes maintenant acquis à l’urgence écologique, nous ne mesurons que trop ce qu’il en est de ce qui est périssable. Impérissable, cette vie de Dieu : « Je leur donne la vie éternelle, jamais ils ne périront, et personne ne les arrachera de ma main ».
Sa main. Ferme et douce. Blessée d’une blessure d’amour. Et qui nous arrache au bourbier où nous végétons pour nous entraîner « plus loin », comme sur le chemin d’Emmaüs où nous avons cru qu’il allait plus loin. Certes oui, pour nous entraîner à la gloire !…
Sa main. Et lui-même, n’est-il pas, avec l’Esprit Saint, ne sont-ils pas l’un et l’autre, les deux mains du Père qui crée et recrée, qui façonne et restaure ? Le Père lui a donné ces brebis chétives, malades, errantes, pour les rénover, et lui-même ne veut rien d’autre que la gloire de son Père…
Rien ne pourra m’arracher à la main du Christ, ni quelque dévoiement que ce soit, ni je ne sais quelle errance où je me fourvoierais, ni quelque trahison ou reniement où je m’avilirais… Être dans la main du Christ, être dans la main de Dieu, « qu’il est bon d’être dans la main de Dieu », disait Calvin – et c’est exactement cela que l’on nomme la prédestination…
« Le Père et moi, nous sommes UN ». Comprenons : entre le Père et le Fils, il n’y a ni confusion de solitudes, ni éclatement du disparate, mais ils sont un seul Dieu : un est le Père, un est le Fils, comme un est l’Esprit, et ils sont un seul Dieu dans cette charité qui surabonde à ainsi la partager entre eux. L’arithmétique et la logique ordinaire y perdent un peu les pédales, et pourtant ce n’est pas pour le plaisir de l’intelligence virtuose que cela nous est révélé. Mais pour que nous entrions, chacun pour notre part, dans cette communion d’être qui déborde toute imagination. Y pénétrer, c’est entrer dans la foi, et la foi est, au premier abord, bien obscure, pour devenir petit à petit lumineuse dans un clair obscur grandissant qui nous unit à la paix inaltérable, impérissable, qui unit le Père et le Fils.
Ce 4ème dimanche de Pâques, on l’a voué de tradition à « la prière pour les vocations sacerdotales et religieuses ». Dont acte. Pourquoi pas ? même si l’expression est plus ambiguë qu’il n’y paraît. Être prêtre, c’est être – ou plutôt, devenir, car ce n’est pas acquis au point de départ – pasteur. Dans les premières années de prêtrise, on est un entraîneur, comme pour le sport, et on n’est pas mécontent de ses succès ; veille seulement, ô tout jeune prêtre, à n’être pas le séduisant séducteur ! Les années passant, tu deviendras un manager, pour finir, qui sait ? à t’encroûter en gestionnaire… Alors que c’est pasteur que tu as à devenir, c’est-à-dire préoccupé, ayant souci des brebis et des agneaux, et même aussi des boucs dont il te sera demandé de rendre compte, comme dit le curé de Torcy dans le roman de Bernanos.
Dimanche dernier, j’ai rencontré un pasteur, un vrai, Denis Trinez. C’est un Trinitaire – un ordre créé au Moyen âge pour racheter les esclaves tombés aux mains des Barbaresques… Denis a été curé de Saint-Leu/Saint-Gilles à Paris, et à présent, il veille sur une communauté qui ressemble plutôt à la Cour des miracles, tout ce que le monde peut compter de branquignoles, de pieds nickelés qui ont lâché la cordée – ou que la cordée a lâchés – bref, ceux qui ne sont, qui ne valent, rien, si on en croit les hautes instances de l’État. Pour tout dire, des êtres fragiles (mais, au fond, qui ne l’est, fragile ?).
Comme le Christ est fragile, de la Crèche à la Croix, et qui te révèle combien Dieu, notre Dieu, est vulnérable, désarmé, exposé à toujours devoir espérer. Et ceux qui s’obstinent à rester obstinément prêtres dans un monde qui n’en veut pas ou n’en a pas besoin, s’obstinent à attester ce « Dieu fragile qui est remis entre nos mains ». Ils n’ont d’autre ambition que de vous encourager, de vous exhorter à connaître d’expérience la vulnérabilité de Dieu au creux de nos communes fragilités. Et ils savent que l’avenir et le crédit de notre fragile Église est là. Et pas ailleurs !
Rueil-Malmaison, 12 mai 2019
Sainte-Thérèse
4ème dimanche de Pâques