Nuit de Pâques – Luc 24,1-8
par le Père François Marxer
Épilogue ou bien ouverture, on ne saurait trop dire. Ce qui se passe là avait été précédé par l’inhumation de Jésus le Crucifié ; était alors à la manœuvre un homme, un dénommé Joseph, originaire de la bourgade d’Arimathie en Judée : un homme de grande piété et de grande discrétion, il était en désaccord avec les décisions prises par les autorités, mais n’avait pas cru bon de dire au grand jour sa désapprobation. Un homme de foi assurément, et sincère, mais réaliste et prudent. C’est lui, malgré tout, qui avait eu le cran de demander à Pilate de pouvoir honorer le corps mort de Jésus, son Maître intérieur. Il nous ressemble tellement (ou plutôt, c’est nous qui lui ressemblons) : croyants sincères nous sommes, mais précautionneux et prudents, les bravades sont inutiles, mais, parfois, de temps à autre, un sursaut de courage…
Et puis, ça se termine, cet épisode avec Simon-Pierre qui ne croit pas plus ces femmes qui radotent, pas plus que les autres, mais quand même… des fois que… il va vérifier, il constate, et ça le rend perplexe. Et nous aussi, nous ressemblons si souvent à Pierre, le pragmatique.
Entre ces deux hommes, place aux femmes. Je dirais que ce que nous venons d’entendre, c’est l’évangile des femmes. Oh ! elles étaient déjà présentes au cours de la Passion, sur le chemin qui menait hors de la ville vers le monticule du Crâne, du Calvaire. Elles suivaient et pleuraient à chaudes larmes, elles devinaient le désastre, l’iniquité qui s’accomplissait. Mais Jésus ensanglanté avait trouvé la force de se retourner pour les consoler : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous-mêmes et vos enfants : voici venir des jours où on dira : Heureuses les stériles, celles qui n’ont pas enfanté, celles qui n’ont pas allaité ! » Et pourtant, pour une femme, ne pas mettre d’enfant au monde, ne pas le nourrir de son lait, c’était malédiction : voici donc que se profilait le grand retournement !
Cela ne les avait pas découragées, elles avaient suivi, et, si j’en crois les prescriptions du Talmud, c’est elles – un rôle qui leur était réservé – c’est elles qui avaient donné au condamné la boisson vinaigrée, une espèce d’analgésique pour calmer la douleur. C’est à elles que revenait ce geste de compassion…
Et elles n’ont pas déserté. Fidèles à elles-mêmes, sans céder aux langueurs de la passion éplorée ni aux douleurs de la tristesse infinie, elles font ce qu’il y a à faire : raisonnablement, elles ont passé tout ce grand shabbat, sans y mettre de piété particulière, sans y ajouter un surcroît de solennité – c’était la Pâque, voilà, après tout… – Elles ont fait ce qu’il y a à faire pour un mort : préparer les aromates qui honoreront sa dépouille. Elles le font comme elles l’ont toujours fait pour tous les morts avant celui-ci, comme elles le feront pour tous ceux qui viendront après, comme plus tard, bien plus tard, leur fille ou leur cousine ou quelque parente ou amie le fera pour elles-mêmes quand elles auront franchi à leur tour les portes de la mort.
Tout se passe donc comme de normal. Et pourtant, quand elles arrivent au tombeau, un incident inattendu, la pierre roulée et déplacée, cette pierre qui scelle l’irréversible fatalité de la mort insurmontable. Dans le courant des choses de la vie comme elle va, c’est comme une déchirure. Une déchirure comme lorsque leur ventre de femme s’était ouvert pour laisser passer le petit d’homme qu’elles avaient porté, attendu, neuf mois durant : naissance.
Elles entrent, elles ne trouvent pas le corps du Seigneur Jésus. Nous avons l’habitude, pour résumer la situation, de parler du tombeau vide. C’est notre manière de dire, mais elle n’est pas tout à fait exacte. Ce qui est en jeu, c’est ceci : il n’est pas ici où on l’avait mis nous-mêmes, et librement, Comme lui-même s’y était laissé conduire librement. Son ensevelissement, c’était le point d’orgue. Il n’est pas ici, mais alors où est-il ?
Toutefois, pas de panique ! simplement, elles sont désemparées – on le serait à moins – comme Pierre tout à l’heure sera intrigué, perplexe… Et voilà deux hommes qui sont devant elles et qui leur parlent. Ces deux hommes – si j’en crois le mot qu’utilise saint Luc -, nous les connaissons, mais elles ne les identifient pas : nous, nous les connaissons parce qu’ils étaient déjà sur la montagne de la Transfiguration, dont ils ont reçu d’ailleurs quelque rayonnement dans leurs vêtements éblouissants : ce sont Moïse et Élie, l’histoire et la prophétie qui passent par leur bouche les paroles de l’accomplissement : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, il est ressuscité. »
Elles entendent cela, « saisies de crainte – normal, quand la Présence de Dieu vous approche d’aussi près ! – elles gardaient leur visage incliné vers le sol ». Alors que Jésus l’avait bien dit : « Quand tout cela arrivera, redressez-vous et relevez la tête, car votre rédemption approche ». Eh bien, c’est justement bien le moment !
Et elles se relèvent de leur prostration pour entrer en mémoire. Je disais tout à l’heure : déchirure, naissance, accouchement. Nous y voilà : l’accouchement de la mémoire vive, vivante. Le lieu de mémoire, ce n’est plus le tombeau, le mémorial (μνημεῖον en grec – « mnèméïonn »), mais ce sont les paroles qu’il a dites quand il était encore en Galilée – on les avait écoutées, sans trop y prêter attention parce qu’on ne les comprenait pas, et pourtant c’était la clé du Grand Retournement et de l’histoire et de chacune de nos vies qui n’étaient pas encore plombées par la déchéance et le désastre.
« Il faut – oui, nécessité, car l’Amour ne peut faire, ne saurait faire autrement que d’aller « jusqu’au bout » – il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs (ces violents, ces injustes qui toujours refusent), qu’il soit crucifié – l’ignominie absolue – et que, le troisième jour, il ressuscite – mais qu’est-ce que ça veut dire, cela ? »
Alors elles se rappelèrent les paroles qu’il avait dites : ça y est, on comprend, ça a du sens, puisque ça se raccroche à la réalité qu’on perçoit et qui n’est plus énigmatique. Accouchement, ouverture de la mémoire, mais pas moins ouverture de l’intelligence et tout autant ouverture du cœur qui correspond à l’ouverture définitive du tombeau. Le cœur s’ouvre à « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme » (comme dit saint Paul) : que ce passage silencieux, inouï de Jésus vers son Père accomplissait toutes les promesses des prophètes. Elles se souviennent, elles croient, elles entrent dans l’Alliance nouvelle plus grande encore que l’ancienne en accueillant l’Événement qui dépasse toute attente, plus désirable que tout ce qui est visible, plus considérable que tout ce que nous connaissons.
Elles restent calmes, elles ne s’excitent pas, elles rapportent tout cela aux Onze et aux autres : on ne les croit pas. Ce qui n’a rien d’étonnant : j’allais dire, avec des hommes, on ne pouvait guère s’attendre à autre chose… Et même et surtout, avec nous autres, disciples de si peu de foi, éternellement méfiants, de défiance congénitale, prisonniers de notre besoin de signes et de preuves, paralysés par la peur d’être embarqués par l’Amour qui défait nos limites. Nous n’avons pas trop de l’Esprit de vérité pour nous confirmer dans la vérité et dans la grandeur de l’Amour qui est plus grand que tout.
Rueil-Malmaison, 20 avril 2019
Nuit pascale
Saint-Pierre/Saint-Paul
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