Vendredi saint 2019, après l’incendie de Notre-Dame de Paris, le lundi 15 avril
par le Père François Marxer
Comme vous, lundi soir, sans doute, j’étais abasourdi : je venais de présider une célébration baptismale et j’étais de retour chez moi, avec cette tranquille assurance d’avoir ouvert l’horizon des promesses salutaires à une petite famille rueilloise. Et j’entends – j’ai cru sur le coup à un épisode d’un feuilleton que je n’aurais pas suivi habituellement, mais non : l’effroi dans la voix des journalistes qui commentaient les images qu’ils avaient sous les yeux, le disait bien : Notre-Dame en flammes, un brasier irrésistible, et puis la flèche qui s’effondre devant les Parisiens horrifiés, la flèche : autant dire l’élan de la foi qui aspire au firmament infini…
Sur le coup, en bon petit Lorrain que je reste, j’ai repensé à MA cathédrale, la cathédrale de Toul, au pied de laquelle j’ai passé le meilleur de mon enfance et de ma jeunesse. La cathédrale avait brûlé en 1940, incendiée par les troupes allemandes ainsi que toute la ville : la toiture s’était embrasée d’un coup, l’orgue avait coulé en rigoles d’étain et de cuivre, la grande rosace s’était disloquée, mais les voûtes avaient tenu bon. Et j’avais vu, patiemment, d’année en année, la lente reconstruction. Que d’obstination, surtout après que la foudre, un soir d’été, eut frappé l’une des tours, détruisant tous les efforts de restauration menés des mois durant ! Mais le découragement n’a pas pris le dessus : le chantier s’est remis à la tâche, la rosace a retrouvé son élégance, de nouvelles orgues ont magnifié l’élan des cœurs profonds et de nouvelles cloches ont gagné leur beffroi pour convoquer les fidèles, joyeusement, gravement, à se retrouver autour du Bien-Aimé…
Me sont revenus en mémoire les mots d’Édith Stein, devenue carmélite sous le nom de Thérèse-Bénédicte de la Croix, lorsqu’elle exhortait ses sœurs moniales du carmel d’Echt en Hollande, où elle avait trouvé refuge, le 14 septembre 1939. Que disait-elle ? « Le monde est en flammes. L’incendie peut aussi embraser notre maison. Mais la croix se dresse plus haut encore que toutes les flammes […] Le monde est en flammes. As-tu l’ardent désir d’éteindre l’incendie ? Lève les yeux vers la croix. Le sang du Sauveur jaillit de son Cœur ouvert. II éteint les flammes de l’enfer… »
Le monde est en flammes : Édith Stein reprenait le cri de détresse de Thérèse d’Avila, horrifiée de voir en son XVIème siècle la chrétienté disloquée par la protestation de Luther et l’Église du Christ déchirée par les factions de chrétiens si mal baptisés, si peu disciples de l’unique Seigneur.
Le monde est en flammes : nous pouvons reprendre ces mêmes mots quand une violence sans fin ravage inlassablement la terre des hommes, en prétendant incarner l’unique moteur de l’Histoire et parvenir à l’accomplissement du bonheur des rares survivants échappés des massacres. Le monde est en flammes, oui, quand nous avons pris conscience, il y a quelques mois déjà, qu’un feu sournois couvait dans l’Église du Christ, l’avilissait à jamais aux yeux des hommes par la malignité des uns et la veulerie des autres. Et l’Église, notre Église, si prompte à donner des leçons, jetée en spectacle, en pâture, aux yeux des anges et des hommes, comme dit l’apôtre Paul, comme bétail qu’on conduit à l’abattoir. Exposée au pilori de l’opinion publique qui n’est guère tendre – on le comprend – ou qui nous plaint. La voilà, cette Église, notre Église, mise au rang de son Seigneur, lui qui est compté parmi les impies et les criminels, lui le Crucifié.
Ses derniers instants, à lui, le Crucifié : « sachant que tout, désormais, était achevé pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, Jésus dit : ‘’J’ai soif’’ »
(J’ai soif : comme il avait demandé à la Samaritaine :’’Donne-moi à boire’’).
On approche de sa bouche une éponge remplie de vinaigre. (Lui qui avait transformé l’eau des noces en vin précieux à Cana, nous n’avons que du vinaigre à lui donner). Quand il eut pris le vinaigre, il dit : « Tout est accompli ».
Tout est accompli. Accomplissement. Qu’est-ce donc qui est accompli ? D’abord, les promesses de Dieu, telles qu’annoncées par les prophètes, promesses de salut réalisées paradoxalement par ce condamné qui expire. Et plus encore, accomplissement du mystère de Dieu, comme le dit l’Apocalypse : ce mystère que n’avaient pas entrevu les sages et les savants, qui n’était pas venu aux oreilles des intelligents, qui n’était pas monté aux cœurs des âmes pieuses, un Dieu qui pâtit la souffrance commune, un Dieu qui a soif du grand désir, un Dieu de sainte Pauvreté qui se donne et s’abandonne : « puis, inclinant la tête, il remit l’esprit », il le remet à son Père qui le lui avait donné…
Et l’Église, notre Église défigurée, salie, brocardée, notre Église que nous aimons, parce que revêtue de la tunique sans couture, l’Église est l’accomplissement du Seigneur crucifié, lui qui est tel qu’on ne peut en trouver de plus grand.
Le lendemain mardi, on a pu voir, de loin, depuis le seuil, ce qu’il en était advenu de l’intérieur de Notre-Dame, ce palimpseste de l’histoire de l’Église, mais aussi de l’histoire des hommes : encombré de gravats, de carcasses de la charpente, noirci, encrassé par la fumée du sinistre… une claire figuration de l’encrassement du péché des hommes, de la salissure du péché des hommes d’Église.
Mais la sainte Couronne, le manteau de saint Louis, la Vierge du pilier et … les grandes orgues étaient sauvés, miracle de la prévenance divine et de la détermination des hommes.
Et puis, surtout, au fond de la nef désolée, l’autel eucharistique était toujours là, indestructible, et la Croix brillait dans l’obscurité. Et je disais avec Édith Stein : « O Crux ave, spes unica. Nous te saluons ô Croix, tu es notre unique espoir. » Et ce cri de la prière de l’Église donne raison – donne la raison – de l’Alléluia de triomphe de la nuit de Pâques qui va venir…
Rueil-Malmaison, 19 avril 2019
Saint-Pierre/Saint-Paul