la Passion de Notre-Seigneur selon saint Luc (22,14 – 23,56)
Par le Père François Marxer
Tout a donc commencé dans cette chambre haute où, nous le savons par le dernier écrit griffonné de sa main que nous possédions, la jeune Etty Hillesum voulait trouver assurance et refuge, alors que le convoi parti de Westerbork la conduisait vers le camp d’extermination : « Le Seigneur est ma chambre haute », écrivait-elle, et cela lui redonnait courage et sérénité.
La chambre où Jésus le Messie nous a invités à partager cet ultime repas : « J’ai désiré d’un grand désir… », et c’est notre seul motif à notre fidélité eucharistique de dimanche en dimanche : répondre à cette insistante invitation, pour la seule raison que nous aimons Jésus.
Nous ne sommes d’ailleurs pas des invités très bien élevés : vous avez entendu comment les convives en arrivaient à se quereller : qui est le plus grand ? Les honneurs, les grades, les dignités, les pouvoirs, bref, le cléricalisme est là, au rendez-vous, dès le départ, vraiment l’Église fidèle à elle-même, et pour de longs siècles, affichant sa mésintelligence en toute bonne conscience : « Seigneur, voici deux épées », on a ce qu’il faut comme matériel et comme puissance… Et ça dure… Et le Seigneur de nous répondre, presque découragé : « Ça suffit… »
Et tout bascule au mont des Oliviers – ce jardin nommé Gethsémani, ce qui veut dire le pressoir à huile. Cette huile qui fortifie et régénère l’homme en son corps, mais surtout en son cœur profond. L’huile qui affermit le Messie dans ce dernier combat – une agonie, avons-nous coutume de dire : l’agonie, la lutte, l’effondrement ultime. C’est l’heure ténébreuse de l’affrontement avec le refus des hommes, avec leur violence et leur injustice meurtrière : non pas s’y résigner, ce serait une défaite, mais y consentir, y entrer en pleine liberté, parce que, pour sauver l’homme du naufrage, il n’est d’autre moyen que de vivre, de supporter « jusqu’au bout » la noirceur du péché des hommes, sans s’en exempter, « il est mis au rang des pécheurs », « il a été fait péché pour nous ».
C’est de cette huile, dont je vais vous marquer, vous, Marion et Yahoo, catéchumènes qui êtes à huit jours de votre baptême qui vous engage dans ce grand combat intérieur pour participer à la victoire du Messie et vous revêtir de sa puissance de liberté.
Cette puissance, elle se manifeste paradoxalement dans ces derniers instants de celui qui va mourir : nulle détresse, nulle angoisse comme nous pensons le deviner dans le récit de saint Matthieu ou de saint Marc, le « Eli, Eli…. », « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Rien de tel ici, au contraire : le calme serein de celui qui s’en remet, qui s’abandonne, qui se donne à son Père : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ».
Et pourtant, il implore : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». On s’étonne : comment implore-t-il, lui qui affirmait, au paralytique, à la pécheresse qui avait versé un parfum précieux sur ses pieds et les baignait de ses larmes, il leur avait dit, et avec quelle autorité : « Tes péchés sont pardonnés ! » Lui qui commandait, le voilà suppliant. Sa foi aurait-elle chancelé ? Ou alors, mesure-t-il à ce moment-là l’ampleur invincible du refus des hommes ? Car ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, ce ne sont pas seulement les argousins qui procèdent à l’exécution, ce ne sont pas seulement les juges en leur sentence inique, ce ne sont pas seulement ces badauds qui ricanent et qui le narguent et qui l’insultent, ce sont tous les hommes, nous autres pas moins, car, comme dit saint Paul, « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ».
Que faire devant ce refus aussi massif, apparemment indestructible, que faire, sinon ce que lui-même a suggéré dans son discours de sagesse : « Priez pour ceux qui vous calomnient », car ils ont la force de leur côté, ils ont le dessus, et vous n’y pourrez rien, leur malignité est sans failles. Alors remettez votre cause à la puissance de Dieu.
Et c’est ce qu’il fait là, lui-même : ce pardon que lui voulait donner à tous, tous – ou presque – le refusent. Oh ! il aurait pu employer les grands moyens pour les obliger, pour les contraindre, pour les forcer. Mais justement, il se refuse à cela, à forcer les cœurs, il renonce à la contrainte. Ce renoncement, c’est une faiblesse, dirons-nous ; oui certes, mais c’est une faiblesse plus forte que les hommes, comme le verra saint Paul. Et le Père à qui il s’en remet, le Père fera de même, alors qu’il pouvait expédier douze légions d’anges pour remettre de l’ordre. Faiblesse de Dieu, humilité de Dieu, comme l’a si bien vu le Père Varillon. Un Dieu désarmé qui en est d’autant plus désarmant.
Et nous, les disciples, ne sommes-nous pas ceux qui ont consenti à être ainsi désarmés, étonnés, émerveillés même, par ce Dieu faible ? Et à partager un sort : n’avons-nous pas, comme l’affirme le pasteur Dietrich Bonhoeffer, mort martyr en 1945 au camp de Flössenburg, à « souffrir dans ce monde-sans-Dieu, de la souffrance que ce monde-sans-Dieu inflige à Dieu lui-même » ?
Rueil-Malmaison, 13-14 avril 2019
Sainte-Thérèse, Saint-Pierre / Saint-Paul
dimanche des Rameaux et de la Passion (année C)