« S’ils se taisent, les pierres crieront »
par le P. François Marxer
Cela a commencé simplement, paisiblement. Il a eu besoin d’un âne, une bête sans noblesse ni apparat : une monture modeste. Et puis, soudain, l’intensité a pris, d’un feu flamboyant, une louange qui accueille son Roi. La multitude (celle pour qui il va verser son propre sang) qui exulte à pleins poumons. Surtout, à ce moment-là, ne pas fermer, mais tenir son cœur ouvert, même si évidemment on sait que, cinq jours plus tard, la multitude (la même ? une autre ?) sera tristement à la manœuvre. En attendant, ça fuse de partout : « Hosanna ! » qu’ils crient. Autant dire : branle-bas de combat. Voilà qui est bien imprudent, il y a toujours des mouchards qui traînaillent, prêts à faire leur rapport. Des Pharisiens, sérieux, graves et circonspects, s’indignent et avertissent – mais c’est dans une bonne intention : « Maître, fais-les taire ! » Mais comment faire taire les disciples tout à l’ivresse de cet ensoleillement d’espérance ?
« S’ils se taisent, les pierres crieront ! » Elles vont crier, peu de temps après, leur langage ordinaire, celui de la violence exaspérée et du meurtre, elles vont voler dru pour coucher Étienne l’impétueux dans l’ombre de la mort. Et quarante ans plus tard, dans une Jérusalem en ruines, saccagée, incendiée, les pierres crieront la détresse humiliée du peuple de l’Alliance, qui a refusé Celui qui vient, et la douleur silencieuse de ces pierres humiliées répondra aux larmes prophétiques du Messie qui avait pleuré sur le désastre à venir. Le Temple était défait, il ne restait plus pierre sur pierre, alors qu’on en admirait avec quelle fierté ! architecture sublime et superbe décoration. Le lieu de la Sainteté était profané, l’alliance impossible, qui sait ? Que nous restait-il ? Il nous restait tout de même les mots des prières, les mots des prophètes, les mots de l’Alliance. Et les mots s’obstinèrent, irréductibles…
D’ici peu, il va célébrer avec nous la Pâques, ce repas sanctifié « qu’il a désiré d’un grand désir partager avec nous ». Et là, tout ce qui échafaude nos systèmes et nos respectabilités, tout ce qu’on appelle hiérarchie, tant dans les élites qui plastronnent que chez les plébéiens, ces petits qui maugréent ou se résignent, tout cela se fissure. Les prélats s’affolent : lui, le Seigneur et le Maître, nu comme un esclave, se met à genoux devant toi, devant moi. Tu t’étonnes, tu protestes, ça n’est pas correct, tu ne comprends pas : le voilà qui baigne nos pieds de disciples exténués de fatigue, fidèlement râleurs ou obstinément perplexes. Seigneur, il l’est ; Maître, il nous le montre avec sagesse, non en voulant que nous végétions dans la servitude des larbins (au cœur empoisonné de jalousie ou de ressentiment) ; il veut que nous soyons ses amis, et mieux encore ses frères et qu’ainsi nous devenions des fils de plein titre. C’est une fraternité qu’il veut, pas une secte moisie de satisfaction, ni une entreprise aux rouages puissants et efficaces avec barrière douanière et guichets vétilleux.
Une fraternité qui n’aura ni limite ni contrôle. Et le lendemain, ô ruse d’un amour formidable, il y embarquera ses adversaires goguenards et la foule mauvaise, il les entraîne vers ce monticule, montagne de l’Alliance qu’il va sceller dans son sang. Et puis, dans ce long shabbat de la longue attente où les Marie, la Nazaréenne et la Magdaléenne, attendent, instituant la confiance invincible en dépit de tout, lui va patrouiller aux enfers, et tous ceux qui attendent là en longue patience depuis Abel, le premier juste sacrifié, mais aussi les infâmes et les pécheurs, tous ceux qui espèrent, allez, pas de détail, il les embarque dans son sillage vers le Père.
Fraternité. Il serait temps de nous y mettre, maintenant que tout se fissure, comme, en son temps, la cathédrale de St-Jean-de-Latran que François d’Assise voyait s’effondrer et qu’il a épaulée et redressée de sa seule arme : la sainte Pauvreté.