Lors des dimanches de scrutins, ce sont les textes de l’année A qui sont pris.
La résurrection de Lazare – Jean, chap. 11
« À son arrivée, Jésus trouva Lazare au tombeau depuis quatre jours déjà ». Cette petite indication chronologique n’est pas superflue. Elle nous signale l’écoulement du temps, un écoulement irréversible. Ça reviendra spontanément dans la bouche de Marthe : enlever la pierre ? Mais vous n’y pensez pas, quatre jours qu’il est là… Réaction horrifiée : « il sent déjà ».
Quatre jours depuis le décès : dans la mentalité commune, ça y est, le processus de corruption, de décomposition de la chair – la chair faillible, fragile en sa faiblesse, la défaite du corps, a commencé sans retour, sans arrêt possible. La maladie l’avait atteint, l’agonie l’aura lentement vaincu, maintenant on n’y peut plus rien. Le prophète Osée nous laissait une fenêtre d’espoir : le troisième jour, annonçait-il, le Seigneur nous relèvera, nous remettra sur pied. Mais là, le quatrième jour, on a dépassé le délai, maintenant c’est trop tard.
Tout va donc se jouer au tombeau, en grec : μνημεῖον (mnêmeionn), littéralement : le mémorial, et non pas, autre mot grec, τάφος (taphoss), la sépulture, la fosse. Mémorial, oui, qui fasse mémoire pour les vivants si oublieux, et que celui qui n’est plus là dans la quotidienne proximité de tous les jours, soit présent de douce et inoubliable présence. Et que sa mémoire subsiste dans la mémoire de Dieu à qui, dans la prière, nous l’avons confié.
Tout va se dérouler comme une liturgie. Avec, au centre, la profession de foi ; avec, au cœur, la prière. Profession de foi de Marthe. Prière de Jésus.
Une profession de foi, un Credo, celui de Marthe qui était, qui reste aux aguets de la présence de Celui qui vient : «lorsqu’elle apprit que Jésus vient »… Comme, au soir de Pâques, Jésus ressuscité vient au milieu de ses disciples calfeutrés, terrorisés par l’épreuve et le deuil. Jésus vient.
Et Marthe s’exprime avec franchise, sans amertume ni bravade : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Nulle idolâtrie de Jésus, du Maître, là-dedans ; mais un écho de la plainte lancinante des psaumes ou de la lamentation de Job.
Et qui doit constater que Dieu n’épargne pas à ses fidèles, ne nous épargne pas, l’épreuve du souffrir et du mourir. Oh certes, la tentation nous serait grande d’implorer l’intervention miraculeuse, quasiment magique : il n’en est rien, aucune magie propre à nous éblouir, à nous suffoquer de stupéfaction et de reconnaissance. Jésus ne nous fait pas éviter l’inévitable, à notre corps de chair que nous maintenons, mais nous avons beau l’entretenir, un jour il finira par défaillir.
Et lui-même, lui, Jésus, ne se ménage pas une stratégie d’évitement pour son propre compte : mort, il le sera, et bien mort, et de mort violente. Quand bien même cela déplaît aux fidèles de l’Islam qui imagine un subterfuge, un tour de passe-passe, pour qu’il puisse échapper au lamentable sort commun des hommes. Mais si Jésus n’était pas mort, et bien mort, il ne serait pas ressuscité, vraiment ressuscité. Et comme dit Paul dans sa lettre aux Corinthiens, « notre foi serait vaine et nous serions les plus malheureux des hommes ».
La foi de Marthe est au centre, et elle se greffe sur une promesse, une divine promesse : « Ton frère ressuscitera… » – « Oui, je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour ». Cette conviction, c’est celle que Jésus partage avec les Pharisiens avec lesquels il n’est guère tendre, c’est vrai, mais là-dessus, plein accord.
Or Jésus fait un pas de plus, et il précise : « Celui qui vit et croit en moi ne mourra pas à jamais ». Ne mourra pas à jamais : oh certes, le trépas, « notre sœur la mort corporelle », comme dit si heureusement François d’Assise, ne nous sera pas évité, mais la mort spirituelle, définitive – un anéantissement que cette seconde mort. En effet, croire de foi vive nous engendre à la vie éternelle, croire de par la grâce du baptême qui élimine le péché qui est à la racine de la mort spirituelle.
La réponse de Marthe franchit ce pas : « Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde ». Marthe est la première à déclarer ce qu’est la foi même de la communauté, la foi de l’Église, que l’évangéliste synthétise dans les mêmes mots à la fin de son évangile – vous regarderez la fin du chapitre 20.
Marie, elle, est effondrée dans la douleur du deuil, de la perte inconsolable, mis elle va s’appliquer à être, devenir cette disciple qu’elle aura appris à devenir en écoutant la parole du Royaume de Dieu, assise aux pieds de Jésus – vous connaissez l’épisode de l’hospitalité offerte par les deux sœurs à Jésus alors qu’il passait par Béthanie – c’était dans saint Luc, au chapitre 10.
Marthe lui chuchote « furtivement », comme une confidence d’espoir : « Le Maître est là, il t’appelle ». Il est là, présent, il ne peut pas ne pas m’appeler, n’est-ce pas ce que vous pourriez dire à votre tour, Marion et Yaho ? Et l’effet de cet appel est immédiat, quasi foudroyant : elle se redresse, elle se lève, c’est elle qui amorce un mouvement de résurrection, avant même que son frère défunt soit relevé de l’emprise de la mort.
Elle émerge de son effondrement, retour à la vie des vivants : impressionnant, cet itinéraire de la foi des deux sœurs, et c’est l’effet de la présence de Jésus, Jésus qui avait dit : « Je suis la résurrection et la vie ». Marthe s’est redressée dans sa force d’âme, Marie se relève et elle va : va-t-elle au tombeau, comme le croient ceux qui sont venus la consoler ? Non, elle va vers Jésus.
Et « elle se jette aux pieds de Jésus », ces pieds que, bien peu de temps après, elle va oindre amoureusement d’un parfum très pur. Elle dit la même chose que Marthe, les mêmes mots de déploration, avec un accent d’affection plus prononcé encore : « Si tu avais été là, mon frère à moi – mon frère à moi – ne serait pas mort ». Et cela bouleverse Jésus, le voilà troublé par l’émotion qui le saisit – et les assistants ne s’y trompent pas : « Voyez comme il l’aimait » -, mais troublé aussi et surtout, parce que l’Heure tant attendue, attendue depuis les noces de Cana, eh bien, cette heure, là voilà, elle est là , elle se présente et elle sera enclenchée par la trahison de Judas : dans peu de jours, il pourra murmurer dans le halètement de la mort qui vient : « Tout est consommé, consummatum est ».
Et tu demandes : « Où l’avez-vous posé ? » ; et nous te répondons : « Seigneur, viens et vois ». Comme tu avais dit toi-même à ceux qui allaient être tes premiers disciples et qui t’avaient demandé « Maître, où demeures-tu ? », et tu avais répondu : « Venez et voyez »… Comme Philippe, l’enthousiaste, avait dit à Nathanaël, le désabusé : « Eh bien, viens et vois ».
Et puis, repris par l’émotion, tu ordonnes : « Enlevez la pierre ». La pierre, la pierre irrécusable du définitif, qui interdit de voir, qui invite à tout effacer de la mémoire, « sauf le nom » (comme dit le philosophe Jacques Derida), ce nom gravé là, sur cette pierre. Marthe s’inquiète, proteste : « Oh non, l’horreur va nous sauter à la gorge ». Réponse de Jésus : la gloire de Dieu. Voir la gloire de Dieu, c’est l’enjeu de la foi, Jésus l’avait dit et redit.
« Ils enlevèrent la pierre » : les adversaires d’hier se font les auxiliaires inattendus et les voilà à aider le Fils de Dieu dans l’ouvrage de la foi. Et c’est alors le cœur de cette liturgie de la vie vivante, la prière de Jésus, la prière vibrante de la certitude d’être exaucé, comme une évidence : « Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé… »
« Et il cria d’une voix forte » : c’est la voix du Seigneur, la voix qui domine les eaux et fracasse les cèdres, dit le psalmiste, la voix du Verbe, du Logos créateur du monde et recréateur de la vie, voix puissante… « Lazare, par ici, viens dehors ». Et le mort sortit, pieds et mains liés par des bandelettes. Comme ces langes dans lesquels on serrait bien fort les nouveau-nés (voyez le tableau de Georges de La Tour).
« Déliez-le et laissez-le aller » : prévenance du Fils de Dieu. Oui, le filet de la mort s’est rompu et Lazare s’est échappé, mais il faut le libérer, et c’est à nous de le faire. « Déliez-le », dis-tu ; n’avais-tu pas déclaré : « Déliez ce sanctuaire, et moi, en trois jours, je le rebâtirai » ?
Ô Lazare, tu as été si loin sur un chemin de mort, tu as frôlé de près ceux qui sont couchés dans l’ombre de la mort, mais tu es debout, entravé certes, mais debout comme les rachetés de l’Apocalypse. Te délier : tu n’y arriveras pas tout seul, nous serons là, toute la communauté.
Chacun de nous est ce Lazare qui sort, dans les eaux du baptême, du grand effroi, du grand naufrage, et Jésus est là, qui dit, parce que moi aussi je suis là, immobilisé, mais respirant de vive vie : « Libérez-le et laissez-le aller », et je marche désormais librement chaque jour sur la terre des vivants.
Rueil-Malmaison, 7 avril 2019
Saint-Pierre/Saint-Paul