La femme adultère – Jean 8,1-11
Par le Père François Marxer
Ah! ah! ça y est! Là, on va le coincer, ce rabbi autoproclamé qui enthousiasme les foules. Le piège sera parfait et il ne pourra pas s’en sortir si aisément, ce péquenot venu de Galilée et qui vient nous narguer, nous les élites, jusque dans la capitale, la Ville sainte !
Petit matin paisible sur l’esplanade du Temple. La foule, avide de parole, impatiente de vérité, cette parole, cette vérité qui donne du goût à la vie et du sens aux jours que nous traversons, la foule est là, fidèle à ses habitudes ; et Jésus enseigne, comme à ses habitudes : il dit, il fait entendre la Parole du Père. Oh ! soudain, brouhaha, interruption de ce que nous fait entendre et comprendre la Sagesse, tous les regards se tournent vers les intrus : une petite cohorte de Perushim, des Pharisiens, des purs, des très purs, au sourire mauvais et sûrs d’eux-mêmes, sûrs de leur perfection, estampillée par la Loi. Entre leurs mains, leur proie – les rabatteurs et les chasseurs ont bien travaillé ! – une femelle convaincue d‘adultère. Le mâle, lui, s’est éclipsé, mais je ne m’en étonne pas, la Torah a toujours été un peu plus favorable, accommodante, au sexe fort. La femelle, elle, risque gros : pas tellement la mise à mort (car, à deux pas d’ici, il y a la forteresse où la garnison romaine veille au grain, à maintenir l’ordre public) ; ou alors, il faudrait aller dans les faubourgs pour la liquider discrètement, ni vu ni connu…
Mais elle est à jamais déshonorée, frappée d’infamie et elle sera rejetée de partout. Même par sa famille : elle sera, pour la longueur des jours à venir, une morte-vivante.
En fait, elle n’est qu’un prétexte : le véritable accusé, c’est Jésus ; on attend qu’il prenne position, et alors, son compte est bon. Accuser : c’est l’activité principale et spécialisée du Satan, et on attend qu’il se mette de ce côté-là, de notre côté, eh, pardi ! Encore que le dossier d’instruction, et donc le réquisitoire, soit quelque peu boiteux : normalement, légalement, il faut deux ou trois témoins pour chacun des prévenus. Ça fait beaucoup, on ne les a pas, évidemment, mais ça ne fait rien, on s’en passera.
De toute façon, la Loi est terriblement claire dans ce cas-là. Pas de circonstances atténuantes : flagrant délit. Alors, toi, le beau parleur qui parle si bien le langage de Dieu, vas-tu te mettre en contradiction, vas-tu te mettre à distance de sa Loi sacro-sainte ?
Avez-vous remarqué ceci ? Jésus ne réplique pas, il ne parle pas, mais ce sont ses gestes qui parlent, ses gestes et ses attitudes. Il se penche, il s’abaisse – en théologie chrétienne, cet abaissement on le nomme : la kénose du Fils de Dieu qui ne garde pas le rang, la dignité qui l’égalait à Dieu, mais qui s’abaisse à devenir et à être reconnu comme un homme, et se dépouille de lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix.
Ensuite, s’étant abaissé, il écrit sur le sol. Il écrit – du moins c’est ainsi que l’on traduit, et par deux fois. Or le vocabulaire grec de notre évangile est plus subtil : se succèdent deux verbes très proches, mais différents cependant : καταγράφειν (katagraphein) et γράφειν (graphein) ; on pourrait traduire : il griffonne, il dessine tout d’abord, comme une esquisse ; et puis, la deuxième fois, il écrit pour de bon. Ces deux verbes, ce sont ceux qui sont employés dans la Bible grecque, au chapitre 32 de l’Exode, quand Dieu rédige successivement les deux versions de la Loi, de la Torah – les X Paroles – sur les tables de pierre.
Et je comprends alors ce que Jésus, lui qui n’a jamais publié un quelconque livre, ce que Jésus écrit, d’abord esquissé, puis définitif : c’est la Loi, la Loi nouvelle. Ou, pour dire autrement, ce sont les dispositions de son cœur, qui sont « des pensées de paix et de miséricorde ». Et il les confie à la terre, « sœur notre mère la terre qui nous soutient et nous gouverne », comme dit magnifiquement François d’Assise, si délicatement sensible à l’autorité du féminin !
Pour cela donc, le Logos, le Verbe de Dieu, s’est abaissé pour tracer cette Loi neuve dans le cœur des humains, dans leur chair vive et fiable. C’est un service, c’est la diaconie de la vérité qu’il accomplit : il se penche, il s’abaisse, comme il s’abaissera devant chacun de nous, ses disciples, au cours du repas de la Pâque, pour laver, pour baigner nos pieds de marcheurs, de disciples durablement exténués, fidèlement râleurs, ou obstinément perplexes.
Ensuite, l’avez-vous noté, il se relève, il se redresse : c’est le relèvement pascal, celui du matin de Pâques qui se figure à mots couverts ; et il énonce l’alternative : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre ».
La première pierre, c’est la plus difficile – ici, comme souvent d’ailleurs, c’est le premier pas qui coûte -, après ça va tout seul, on entre dans la logique du bouc émissaire.
Alors, reconnaissons-le : ces Pharisiens ont beau être cauteleux, ils sont quand même consciencieux. Ils ne sont pas menteurs, et c’est tout à leur honneur. Sans péché ? Mais qui donc oserait prétendre qu’il est sans péché, qu’il est à hauteur, à égalité de la sainteté de Dieu ? Et ils s’en vont. D’abord, les vieux, peut-être plus lucides, en tout cas, c’est une manière de les considérer que d’attendre leur décision, qu’on estime sage et expérimentée. Ils s’en vont, en se disant : « Place aux jeunes ! » Et les jeunes, pourtant habitués des rodomontades de l’intransigeance, finissent eux aussi par s’esquiver.
Et maintenant, après que l’écriture a été confiée à la terre maternelle, nous entendons la parole paternelle, celle qui vient du Ciel : « Femme », interpelle Jésus, comme il s’est adressé à sa mère à Cana, comme il s’est adressé à la Samaritaine au puits de Jacob : Femme, c’est un titre de dignité et d’estime. Et comme à Cana quand il répond à sa mère, ici aussi, deux questions : « Femme, où sont-ils ? Alors, personne ne t’a condamnée ? » – « Personne, Seigneur ».
Et lui non plus ne la condamne pas. D’ailleurs, tout le monde le sait, et les argousins qu’on a envoyés l’arrêter et qui reviennent bredouilles, n’en feront pas mystère : « Jamais un homme n’a parlé comme cet homme ». Jésus avant tout ouvre un chemin vers le Père, il n’attend que d’entraîner chacun dans son sillage, puisqu’il est «le chemin, la vérité vers la vie ». Cette femme sera la première. On s’étonne, et bien à tort, les prophètes nous y avaient préparés : intransigeance pour le péché, miséricorde pour le pécheur. C’est la clause essentielle de l’Alliance nouvelle, et cela pour tous, « du plus petit jusqu’au plus grand », aura dit Jérémie, et cette Alliance trouve sa fondation dans cette terre maternelle sur laquelle Jésus a écrit la Loi nouvelle du pardon espéré pour tous. Ah ! voyez, à ce moment-là, sur l’esplanade du Temple, souffle comme une brise, un parfum du jardin d’Eden, puisque la création – cette femme, si digne dans son courage et son silence – que le péché avait salie et défigurée, retrouve sa splendeur première, comme dit notre liturgie : « Va, tu es libre, et désormais ne pèche plus, vis librement de cette liberté qui est la liberté même de Jésus, du Fils de Dieu ».
Et elle sort du Temple, au milieu de la foule étonnée qui ne t’en veut pas, mais qui n’a pas effacé l’opprobre au fond de son cœur. Ta réputation est faite, et pour longtemps. Mais peu importe ! Un amour t’a touchée et t’a relevée dans ton honneur, alors que tu avais péché – et lourdement -. Le chemin de la vie s’ouvre à présent pour toi qui avais cru t’échapper des pesanteurs, des médiocrités de la vie conjugale, dans cette passade : tu avais pu donner ton cœur, comme la Samaritaine, déçue, trompée six fois de suite, tu avais pu te donner corps et âme, sans réserve, à cet amant qui t’a lâchée courageusement en rase campagne. Le Messie de Dieu t’a rendue à toi-même, à ta dignité et à la fierté de ton âme, et tu poursuis ta course, bien sûr, semée d’embûches et de traverses, mais revêtue de la justice seule du seul Christ, de la justice du Fils de Dieu.
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre/Saint-Paul
6-7 avril 2019