Le fils prodigue – Luc, chap. 15
par le Père François Marxer
« Un père avait deux fils…. » Oh, elle est bien connue, cette parabole que, d’habitude, nous désignons comme la parabole de l’enfant prodigue, peut-être à tort, puisqu’ainsi nous oublions (délibérément peut-être ?) le fils aîné, avec lequel pourtant nous avons sans doute bien plus de connivence. Une parabole qui en a inquiété plus d’un quand ils se sont avisés (à tort !) de la considérer comme un traité de pédagogie à l’usage des familles, ce que, bien entendu, elle n’est pas. Alors, bien plutôt, pourquoi n’y verrions-nous pas la fable du désir et des épreuves de ce même désir ?
En effet, regardons de près le contexte : Jésus, selon ses habitudes, est attablé avec des gens peu recommandables, « des publicains et des pécheurs », des gabelous et des mécréants ou des délinquants, tous frappés d’un sceau d’indignité. Et les gens bien-pensants réagissent au quart de tour : « Cet homme, ce Jésus, fait bon accueil aux pécheurs et il mange avec eux ! Inconcevable ! » Alors, plutôt que de les prendre à partie, ces gens de haute moralité, et de ferrailler avec eux dans le cliquetis de la controverse, Jésus leur propose trois paraboles. Ce sont des propos de table, l’adversaire ne peut pas ne pas écouter, peut-être même prendra-t-il parti, sans trop d’agressivité, et sera-t-il ainsi compromis… C’est la tactique de la Sagesse de Dieu pour déminer les conflits et amener les désaccords sur un autre terrain.
Première parabole : la brebis perdue, et le berger, de façon très déraisonnable, semble-t-il, laisse les quatre-vingt-dix-neuf brebis dans le désert pour partir à la recherche de l’égarée. Mais enfin, il compte sur l’intelligence du troupeau qui, les bergers le savent bien, a des intuitions très sûres. Et quand il l’a retrouvée, il la prend sur ses épaules, tout joyeux – la joie a ici un bon motif – et, de retour chez lui, il rassemble ses amis et voisins pour leur dire : « Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis, celle qui était perdue ». La réjouissance, j’allais dire la joie redoublée (ré–jouissez-vous…) parce que la totalité est retrouvée, de nouveau rassemblée.
Et c’est le même mot d’ordre pour la seconde parabole, où, cette fois, c’est cette ménagère qui invite ses copines, parce qu’elle a fait méticuleusement le ménage, et a pu ainsi retrouver la drachme d’argent qu’elle avait perdue : « Réjouissez-vous avec moi », car j’ai pu retrouver toute ma goyotte (1) !
Mais avec la parabole du père et des deux fils, la tonalité est nettement dramatique – d’ailleurs on n’entend pas exactement le mot d’ordre spontanément prononcé par le berger ou la ménagère : « Réjouissez-vous avec moi… » – parce que là, quasi nommément, Jésus s’adresse à tous ces fils aînés qui le critiquent vertement ; ces fils aînés, je veux dire, ces hommes de haute religiosité et de grande vertu, d’une fidélité éprouvée, impeccables (et qui le savent bien, et s’en vantent quelque peu sans trop le dire ou le paraître quand même, c’est une question de bonne éducation !)
Ces gens de haute moralité, Jésus ne va quand même pas les abandonner en rase campagne, en se disant : il n’y a rien à faire avec eux, indécrottables ils sont et ils resteront ! Mais, en même temps, Jésus ne peut pas non plus larguer et laisser à leur triste sort tous les misérables, tous les croquants qui sont en délicatesse avec les règlements de la religion et ne témoignent guère de la meilleure vertu. Vous devinez Jésus tiraillé, se refusant à jeter l’anathème sur les uns ou les autres, il sait – et il veut être – l’aîné d’une multitude de frères, comme dit Paul dans la lettre aux Romains, et il sera fier de chanter la louange de Dieu au milieu de l‘assemblée de ses frères. L’enjeu, c’est cela : réaliser une vraie, une réelle fraternité, et c’est parce qu’il fait de nous ses frères, que nous serons ensuite les fils du Père. La fraternité est essentielle – et les scandales et les déboires qui affligent l’Église ces temps-ci et qui donnent la nausée à nombre d’entre vous, nous le rappellent cruellement : c’est une Église de fraternité, c’est une fraternité d’Église que nous devons susciter et faire vivre, inlassablement, et nous défaire de tout encasernement, de toute caporalisation qui n’est qu’une défiguration de la hiérarchie et un dévoiement de la sacralité de Dieu et de son dessein d’accomplir notre humanité.
Et sachons qu’aux temps anciens, en ce Proche-Orient, il existait dans les coutumes juridiques une adoption de fraternité, et ainsi l’adopté recevait bénéfice de l’héritage de l’adoptant, en partie ou totalité. Et nous comprendrons alors pourquoi saint Paul nous redit en Romains, chap. 8, que nous sommes enfants de Dieu, héritiers de Dieu et cohéritiers avec le Christ.
Justement, d’héritage il est question dans la parabole. Le plus jeune des deux fils dit à son père : « Père, donne-moi la part de fortune qui me revient ». Clairement, c’est exactement ce que S. Freud a appelé « le meurtre du père ». Symbolique bien sûr, mais n’empêche ! on ne partage l’héritage que lorsque le père est décédé, c’est seulement à ce moment-là que les héritiers recevront la part qui leur a été léguée….
….. Mais là, le cadet anticipe : c’est fort indélicat ; or le père obtempère, en silence, sans rien objecter – Mais était-ce vraiment ce capital qu’il désirait, qu’il convoitait ? Ce n’est pas sûr.
En tout cas, on connaît la suite. La dégringolade rapide. Facilité d’une vie facile : normal, l’argent – liquide, comme on dit – leur file entre les doigts, c’est la vertu première de la liquidité, on ne s’en étonnera pas. Le mot grec utilisé par saint Luc est encore plus parlant et devrait faire réagir les philosophes : dans cette déchéance, voilà ce gamin qui perd toute son οὐσία (= « oussia ») – littéralement, sa substance. En fin de course, il est devenu un ectoplasme social, un moins-que-rien. Seule issue au naufrage : aller garder des porcs – ces animaux impurs, quel compagnonnage !
Mais sur l’instant, le problème premier est de manger à sa faim. « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les porcs… » Mais qu’est-ce qui l’en empêche, de prendre une bonne poignée de ces gousses pour calmer sa fringale ? Personne n’aurait rien vu ni ne lui aurait fait reproche. Et, justement, note l’évangéliste, « personne ne lui donnait rien ». N’est-ce pas cela, au fond, qu’il désire par-dessus tout ? qu’on lui fasse don, qu’il bénéficie de ce geste d’absolue gratuité qui est de donner, et lui de recevoir, sans aucun prétexte d’intérêt ou de nécessité. Et le don ne fait pas de vous un obligé, il ne crée pas une dette, mais il vous reconnaît, il vous célèbre dans votre dignité : un présent – le présent de votre vie – vous est offert et remis.
Sur le moment, il est pragmatique, il calcule, il compare, il évalue son sort lamentable à celui, enviable, des salariés de son père. Intériorisation, puis décision. Il revient, il se relève – résurrection qui commence – et son retour est une renaissance, ou plutôt une naissance, sa naissance de fils, comme fils.
« Il était encore loin » – loin, bien loin, c’est la situation de tous ces mécréants et autres pécheurs que Jésus ne veut surtout pas laisser tomber, et la lettre aux Éphésiens, comme la lettre de Pierre, le diront : vous les païens, vous qui étiez loin, vous êtes devenus proches, des intimes du Dieu vivant, grâce au Christ qui a fait de vous ses frères -, son père l’aperçoit, bouleversé de compassion. Et la suite est cocasse : tout penaud, ce gamin avait préparé son petit compliment de repentance – acte de contrition : Mon Dieu j’ai un très grand regret, etc…. -, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils… Mais dis donc, mon gars, quand donc en aurais-tu été digne, quand donc aurais-tu pu te prévaloir de tes mérites ?…
D’un mot, le père balaie tout cela : « la plus belle tunique, royale », puis « l’anneau précieux, les sandales qui le chausseront noblement », tout cela t’est donné, mon gaillard, et ta petite culpabilité, tu la garderas au fond de ta poche, avec le mouchoir de tes regrets par-dessus ! Courage, mon gars, il va falloir te mettre au diapason de la joie de ton père qui a retrouvé la totalité des vivants de sa famille.
Totalité, enfin, pas tout à fait. Car il y a l’aîné : et si le cadet était rentré en lui-même, l’aîné littéralement explose, hors de soi. Et c’est le moment où se fait entendre, pour lui aussi, son désir. Car il a tout faux sur toute la ligne : il a sublimé une obéissance rigoureuse, et il s’est fabriqué ainsi un faux self (comme disent les psy.), un faux-être (dirait notre cher Père Joseph du Tremblay, grand Rueillois s’il en est). Pour la galerie, ça marche, mais cela marque l’amertume d’une vie qui part à la dérive. Il s’adressait à un maître, à un patron, il était soumis, docile, mais le voilà qui réclame les faveurs paternelles : « un chevreau pour festoyer avec mes amis ». Dans sa cervelle, confusion : le père est un patron, mais ce n’est pas vraiment mon père. Erreur : ce père, c’est celui qui fait peser la loi et me tient sous sa domination, et non pas, hélas ! celui qui me donne la vie pour que je trouve ma liberté.
La mauvaise solution : c’est le service irréprochable, mais qui n’élimine pas le rêve de recevoir des faveurs gracieuses et heureuses. C’est celle du pharisien qui dit : la loi, la loi, et obtempère, rigide comme un coup de trique, mais qui voudrait bien quand même sortir de la loi. Scrupuleux certes, maladivement scrupuleux, mais qui aimerait bien faire la fête de temps à autre : un chevreau, les copains, et peut-être aussi des filles de très, très petite vertu. Alors fantasme jouissif d’un esprit dévot et immature ? Et pourquoi pas ?
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
samedi 30 mars 2019
4ème dimanche de Carême (année C)
(note du Père Marxer) goyotte : mot du patois lorrain et qui désigne l’escarcelle et son contenu.