«Incroyable » gratuité de l’amour divin – Luc 6,39-45
Par le Père François Marxer
Ainsi donc, le Maître achève ce dimanche son enseignement de sagesse, juste avant – c’est bien tombé – que nous commencions nos exercices pratiques de quarante jours de reprise de soi et de reprise sur soi-même.
« Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? » C’est entendu, et nous avons consigné cette saynète dans les archives de la sagesse populaire. Mais comment comprendre ? En saint Matthieu, c’est nettement plus facile, il n’y a pas d’hésitation à avoir. Jésus vise courtoisement ces Pharisiens qui travestissent le commandement de Dieu au nom de leurs propres traditions et qui ainsi fourvoient le peuple qui les suit de bon cœur et en confiance.
En revanche, ici, si la plume de saint Luc me semble plus confuse, indécise, brouillonne même – à qui s’adresse-t-il ? de quoi veut-il parler ? – en fait, il n’en est rien : c’est à la foule des disciples qu’il s’adresse. Et comme j’en suis, c’est moi qu’il vise dans ces paroles. C’est de moi qu’il parle – et toi qui m’écoutes, tu peux en dire autant pour ton propre compte. Et ça ne va pas me faire plaisir (ni à toi) puisqu’il va nous taxer, toi comme moi, d’hypocrites.
Hypocrite : c’est-à-dire que tu fausses le jeu, tu travestis le vrai que tu dissimules derrière des semblants, pour faire bonne figure, eh oui, le jeu social, le théâtre social l’exige, auquel tu ne peux échapper. Ce n’est pas que, par là, il nous fasse obligation de transparence – c’est une de nos maladies modernes -, mais de cohérence, qu’il y ait adéquation entre ce que je dis et ce que je fais – ce qui caractérise justement la fécondité vraie du bon arbre qui donne et produit de bons fruits. Et à cette condition de cohérence, tu seras en mesure, en capacité de conseiller et de guider les autres.
Dont acte. Mais la leçon de la parabole se conclut dans une sentence : « Le disciple n’est pas au-dessus de son maître ». Ce n’est donc pas moi qui serai le foyer de lumière, rayonnant de vive et chaleureuse clarté. Je ne m’en étonne pas, la psychanalyse d’ailleurs ne m’a-t-elle pas convaincu qu’il y a en moi, comme en tout être humain, des zones d’ombre, des couches ténébreuses inexplorées (que certains laissent remonter en surface en les dissimulant derrière l’accoutrement d’un gilet jaune !). Mon ami Jean Rousselet, qui était professeur de Lettres à la Faculté de Nancy, m’avouait qu’il répugnait à écouter la musique de Wagner, car, ajoutait-il, « je sens alors remonter en moi tous mes mauvais instincts ». Eh oui, ces pulsions de puissance et de destruction. Mais c’est vrai de bien des opéras à l’exception de Mozart, du moins en partie, et de Beethoven en son Fidelio.
Pour me frayer un sentier dans ces parages ténébreux, je dispose de ta Parole, Seigneur, qui est « la lampe pour mes pas, et la lumière sur ma route ». Oh certes, les ténèbres – mes ténèbres – ont voulu l’arrêter, s’en saisir, mais, comme dit l’évangile de Jean, elles n’y sont point arrivées. Ces ténèbres, oh ! ce ne sont pas forcément des turpitudes honteuses, abjectes, mais un défaut de claire vision, une méconnaissance, une inconnaissance de qui est ce Dieu qui est mien, et dont Jésus m’a révélé dimanche dernier qu’il était, ce Très-haut, bon pour les ingrats et les méchants. Au disciple que je suis de pénétrer cette connaissance, non pas par le savoir des mots, mais une connaissance d’expérience, une expérience cordiale. Et ça va loin : aimer ses ennemis, bénir ceux qui nous maudissent, ne pas se contenter d’aimer ceux qui nous aiment, c’est-à-dire nous satisfaire du donnant-donnant, mais découvrir un autre régime, celui de la mesure bien pleine, secouée, débordante, de la surabondance qui est la manière propre, l’être même de Dieu.
De cela, nous sommes au point de départ, combien ignorants – à preuve, nos imaginations spontanées et abracadabrantesques sur qui est Dieu ! – Il y a méprise sur Dieu, d’où fausse route. Et si nous tentons d’imiter Dieu (comme le souhaite la lettre aux Éphésiens), nous ne sommes pas seulement ignorants, mais pas moins adversaires de Dieu, entretenant inimitié, résistance, réticence à son égard, révulsés que nous sommes par sa conduite, sa manière de faire. À preuve quand nous parlons de la justice, nous voulons qu’elle soit implacable et nous prétendons pas moins qu’elle est équitable.
Jésus est clair : le donnant-donnant, la générosité à notre petite mesure, bien pensée, bien pensante, la réciprocité n’est pas suffisante. Le vrai n’est pas de ce côté-là car le terrain est miné…..
…..Pour être vrai, il faut dire comme le pape François dans une de ses premières interviews : « Je suis un pécheur pardonné, c’est-à-dire un pécheur que Jésus a réconcilié avec le Père ».
À reconnaître cela, la générosité de mon Dieu me paraît encore plus incroyable, plus débordante que jamais, au point peut-être d’éveiller un soupçon. Me convaincre de mon indignité pécheresse, d’accord, j’en conviens, mais ne serait-ce pas pour Dieu une façon de rendre sa générosité encore plus éclatante, de m’obliger à plus de reconnaissance encore, à me coincer dans une obligation d’amour, de gratitude, dont je ne pourrais guère me dépatouiller ? Alors, une tactique commerciale ? Le Père aurait-il besoin de notre médiocrité, de notre vileté méprisable de pécheurs pour pouvoir se féliciter d’être ce qu’il est et de faire comme il fait ? Eh ! relisons la parabole bien connue : le père tout ravi de voir revenir le fils tout crotté et repentant pour en manifester d’autant mieux sa grandeur d’âme…
Disons que ce raisonnement-là nous convient tout à fait et qu’il est même l’exact et peu honorable reflet de nos façons de voir et de faire. Tout à fait comme ces entreprises soudainement saisies d’un souci humanitaire et qui signent des conventions pour soigner leur image devant les opinions publiques, ce qui sera fort avantageux sur les résultats d’exploitation des dites entreprises. Même chose pour ces galas dits de charité, où l’on se retrouve entre gens fortunés certes, mais de bonne compagnie et de haute moralité (enfin, supposée…). C’est pointé en toutes lettres dans l’Évangile : celui qui décide de consacrer l’argent qu’il devait au bien-être de ses vieux parents, le dire korban, et de le vouer ainsi à l’entretien du Temple, de quoi augmenter son prestige devant la communauté des fidèles ! Oh ! qu’il est généreux, ce Monsieur ! Alors, n’y aurait-il que la simplicité et la franchise des enfants pour ne pas céder à cet instinct calculateur ?
Comment se défaire de ce soupçon, bien difficile à exorciser, même si nous savons bien que la surabondante miséricorde bien pleine et débordante, n’attend pas la moindre réciprocité ? Sommes-nous au fond capables d’un amour désintéressé, d’aimer sans attendre en retour d’être aimés, d’aimer sans chercher à être aimés ? Car ce sont là nos pathétiques stratégies : nous aimons, oui, et sincèrement, mais pour être aimés ! Et dans nos amours humaines, quand soudain elles se fissurent et qu’on s’en aperçoit, et qu’on constate le mal qui s’infiltre, alors on tente de colmater par de pieuses pratiques qui implorent, que dis-je ? qui somment Dieu de nous donner le coup de pouce pour sortir des déboires de la vie. Oh oui ! nous aimons Dieu, et plus que tout, n’est-ce pas ? mais à condition qu’il nous soit utile et profitable… Hélas ! Alors que Jésus ne veut rien d’autre, n’ambitionne rien d’autre que de nous mettre dans la condition de Dieu, aussi dépouillés, aussi pauvres – infiniment et divinement pauvres -, aussi libres – infiniment et divinement libres – que le Père lui-même.
Que dit Jésus ? « Le disciple n’est pas plus grand que le maître ». Et il redira la même sentence, dans les mêmes mots, au soir de ce jeudi où il prend la Cène, la dernière, avec nous : et lui, le Maître et Seigneur, il se met à genoux devant chacun de nous, devant toi, devant moi, et il nous lave les pieds, à nous les marcheurs qui ne marchons pas bien souvent, qui traînaillons de lassitude ou de récalcitrance. Et cet amour de Jésus pour nous, c’est cela qui plaît au Père, c’est pourquoi il ajoute : « L’envoyé n’est pas plus grand que celui qui l’envoie ».
On dit à propos de ce soir-là du Jeudi saint, que c’est l’exceptionnel moment d’humilité ! Certes oui, et nous nous rappellerons que l’humilité, c’est ne pas se tenir en-deçà de sa propre puissance, de sa propre capacité. Et en Dieu, c’est la capacité immense, infinie à recevoir : ainsi Jésus le Fils reçoit-il tout ce qu’il est de son Père, et le Père reçoit tout son être de Père de ce Fils, de la reconnaissance de ce Fils qui ne garde pas pour lui ce qu’il a reçu. Et comme ce Fils reçoit en lui-même tout le péché des hommes – il a été fait péché pour nous, dit bien saint Paul – et pour cela, descend dans l’enfer des pécheurs, le Père reçoit en lui-même, enferme en lui-même cet enfer qu’il reçoit du Fils. C’est le mystère du Samedi saint. L’amour va jusque là.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
3 mars 2019
8ème dimanche du temps ordinaire (année C)
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