Un code de bonne conduite – Luc 6, 27-38
par le Père François Marxer
Dimanche dernier, on se les rappelle, quatre béatitudes, on dit aussi quatre bénédictions, très clairement quatre bonnes nouvelles, assorties d’ailleurs de quatre mauvaises nouvelles à l’adresse des nantis, des repus, des désinvoltes et des frimeurs, tous ceux-là qui jouent de malchance.
En revanche, ne nous y trompons pas, ces quatre bonnes nouvelles qui vont réjouir les pauvres, les affligés, les déshérités, les compagnons du Fils de l’Homme, sont l’a priori de l’Évangile, l’Évangile qui dit que le Règne de Dieu est là. Et comme Jésus est un formidable pédagogue, il va en décliner les conséquences et nous montrer quelles sont les bonnes conduites à tenir désormais, et, disons-le, Jésus n’y va pas avec le dos de la cuiller !
Soit quatre mauvaises manières d’agir et de se comporter, assez courantes au demeurant : l’hostilité, la haine, l’insulte, la calomnie – à quoi vont répondre quatre propositions de bonnes manières, de bonnes conduites : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient ». Clairement, retournez la situation, encore que… prier pour celui qui te calomnie et qui donc sciemment détruit ta réputation, bafoue et salit ta renommée, ta dignité, eh bien, prier paraît bien faible. Et pourtant, ne t’y trompe, s’il te calomnie en toute impunité, c’est qu’il sait bien qu’il est le plus fort, qu’il a le dessus, et que toi, tu n’as pas la capacité de résister ou de t’opposer. Dans ces conditions, tu vas prier pour lui, ce n’est pas l’échappatoire du faiblard, c’est le choix de celui qui s’adresse à son Dieu et a recours à lui, pour lui remettre concrètement le soin de répliquer à cette méchanceté arrogante du méchant. Des fois que – on le présume – la bonté de mon Dieu ait la puissance de faire quelque chose et de changer un peu son cœur…
Je viens de prononcer le mot de « faiblard ». Ceux qui entendent et qui écoutent Jésus, ne relèvent pas de cette catégorie de minables, ce ne sont pas des scrofuleux ou des bancroches, des anémiés ou des chétifs. Non, ce sont des hommes dans la force de l’âge : ils sont venus, et parfois de fort loin, pour écouter et, s’ils étaient malades, pour être guéris. Puisqu’à présent ils sont guéris, assainis, rendus à la santé – c’était le premier bienfait espéré –, il est évident, il est normal que maintenant, ils écoutent – c’est le deuxième bienfait attendu – et ils ne vont pas être déçus.
Un bienfait un peu surprenant en effet. Et qui – ou parce que – il est fort simple : prendre l’attitude exactement, diamétralement inverse de celle du malfaisant. Et ça se dit avec quelle force ! en images : si on te frappe, eh bien, tends l’autre joue ! Et si on veut te prendre ton manteau, donne aussi ta tunique. Ce sont des images, et les images sont là pour faire saisir le contraste, et le contraste est violent ! Si tu donnes ta tunique, eh bien, tu vas te retrouver à poil ou au moins en caleçon, ce qui n’est pas très correct ! Et si tu présentes l’autre joue, tu n’as pas fini de te prendre des baffes ; et je me rappelle, lorsque je faisais le caté à La Madeleine, à Paris, un de mes bons gamins avait pris au pied de la lettre ces mots de l’Évangile, et il était devenu la tête de Turc facile des autres qui déchaînaient leur agressivité et le rossaient convenablement. Je lui avais dit : « Non, mon gars, ce n’est pas ça, l’Évangile : si un autre te menace, tu vois d’un coup d’œil s’il est plus fort que toi, alors tu te barres vite fait bien fait ; mais, puisque tu es assez costaud, si tu le peux, tu lui casses la figure, et, après, tu lui tends la main et tu lui dis : ‘’ Maintenant, on se réconcilie et on est copain’’ ; ça, vois-tu, c’est chrétien, c’est selon l’Évangile ». Il a fait usage de ces quelques conseils et je dois dire que cela lui a tranquillisé l’existence !
Ce qui se cache sous ces images, ce sont des maximes qu’il s’agit de comprendre et non pas de gloser (pour les esquiver bien sûr) ; c’est très simple : « Donne à quiconque te demande ; à qui prend ton bien, ne réclame pas », et surtout, la Règle d’or : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux ».
Qu’est-ce à dire ? Eh bien, ces maximes commandent de nouvelles manières, d’autres manières d’être en relation avec les autres hommes. Ordinairement, nos relations entre humains se constituent et se nouent dans des échanges que l’on suppose équitables, supposés établis sur une valeur égale de part et d’autre. C’est le principe de Lavoisier appliqué aux relations humaines : « rien ne se crée, rien ne se perd ». C’est sans doute fort commode pour calculer ce que l’échange est supposé et prétend rapporter à chacun.
Mais c’est une pure fiction : même une machine, toute mécanique qu’elle soit, ne fonctionne pas ainsi, ne serait-ce que parce qu’il y a de l’usure et des frottements qui absorbent leur part d’énergie qu’on pourra dire évidemment négligeable. Dans le système bancaire en revanche, système d’échanges s’il en est, tout paraît conditionné par l’équivalence des chiffres et des valeurs transférées : oui, sans doute, mais c’est oublier que le système s’alimente en prélevant franchement, des frais de gestion ou de fonctionnement, comme on dit.
Alors, ces échanges qui reposent (soi-disant) sur la stricte équivalence (donnant-donnant), tout le monde sait faire : les pécheurs, c’est-à-dire les injustes, les violents, les crapules, s’y entendent à merveille pour récupérer ce qu’ils ont pu prêter. Et même, tant qu’à faire, améliorer le système, à des taux usuraires : c’est-à-dire qu’ils prêtent, d’accord, mais pour recevoir en retour infiniment plus. Et même – et cela, c’est la grande découverte du capitalisme – « l’argent travaille », et donc, comme pour tout travail, mérite salaire. Et dès lors, la spéculation se frotte les mains !
Toi, le disciple, pourras-tu te contenter de ces échanges à égalité, donnant-donnant ? Non, ce que tu viseras, c’est plutôt gagnant-gagnant, win-win. Car, si tu t’avisais de procéder comme les méchants : si tu n’aimes que ceux qui t’aiment, si tu ne fais du bien qu’à ceux qui te font du bien, Jésus te le demande, quelle grâce sera donc la tienne ? Quelle grâce – le mot grec est bien là : χάρις – « charis, d’où nous viendra le mot de charité, ce don de pure gratuité – quelle grâce – et non pas quelle récompense, ni même quelle reconnaissance, ou même quel mérite – quelle grâce sera la tienne, toi à qui je viens de révéler que tu es appelé fils du Très-Haut, et le Très-Haut, lui, est bon, même pour les ingrats et les méchants ?
Mais qui sont donc ces ingrats et ces méchants ? Réfléchis un peu, quand tu prêtes à celui qui te demande, lui devient ton débiteur et toi, te voilà créancier. Et le débiteur est toujours plus ou moins mal à l’aise (sauf si c’est un forban de haute finance qui emprunte à tire-larigot pour ne jamais rembourser). Mais le débiteur ordinaire est sous pression de la dette qu’il a à rembourser, et il le fera, mais cela fera fondre son petit pactole patiemment constitué ; ou alors, c’est un gredin sans honneur qui sait bien que rembourser, il s’en fiche comme d’une guigne. Donc quand tu prêtes, tu le feras avec humanité et doigté, en visant à ne désespérer surtout pas celui qui t’emprunte. Et tu prêteras sans espérer forcément que tu seras remboursé.
Mais alors, tu vas me dire que prêter sans attendre de retour, c’est peu ou prou un don que tu feras, que tu donneras. Pas tout à fait, car un don généreux et gracieux, voilà qui peut couvrir et entretenir l’individu malhonnête dans sa fourberie et sa malice. Par contre, prêter, c’est faire appel à son honneur – si du moins il en a -, c’est créer un lien entre lui et toi. Mais il ne faut pas que ce lien devienne une chaîne menaçante et désespérante. Donc, règle de vie : la compassion, la miséricordieuse compassion à tous les étages.
C’est pour cela que Jésus te dit : ne juge pas, et tu ne seras pas jugé, c’est-à-dire ne condamne pas (car ce serait ta malice secrètement enfouie en toi qui montrerait le bout de son nez) et tu ne seras pas condamné ; remets l’offense ou la dette à celui qui t’a offensé, renvoie quitte celui qui te dois, et toi aussi, tu seras quitte, acquitté de toute trace de malice et de malignité ; et tu verras, comme le Très-Haut, ton Créateur, l’aura vu à chaque jour de sa création dans la Genèse du monde, que tout cela était bon, tu verras que tout cela qui fait ta vie est bon, et même très bon.
Parce que c’est le Très-Haut qu’est ton Dieu qui te donnera : « Donne et l’on te donnera ». Et ton Dieu te donnera avec la mesure qui est la sienne, une bonne mesure, bien pleine, secouée, débordante, qui sera versée dans ton giron. Ce n’est pas une récompense pour ta bonne conduite docile et obéissante, c’est la manière spontanée, naturelle, de notre Dieu en son excès même, en son excès de générosité. Clairement, ce proverbe qu’on trouve ailleurs dans l’Évangile : « À celui qui a, on donnera, et il aura du surplus ; à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a ». Double logique : rétrécissement de celui qui, n’aimant pas ou peu, a de moins en moins de raisons d’aimer ; élargissement continuel de celui qui aime en confiance et qui trouve toujours plus de joie à aimer et à faire confiance. Peur et défiance d’un côté, grâce et générosité de l’autre. Car, comme le dit Jean de la Croix, « Seul l’Amour récompense l’Amour ».
Rueil-Malmaison, Saint-Joseph et Sainte-Thérèse
23 et 24 février 2019
7ème dimanche du temps ordinaire (année C)