Le discours des Bénédictions – Luc 6, 17. 20-26
Par le Père François Marxer
Ne trouvez-vous pas que nous voyageons beaucoup ces derniers dimanches ? Nous nous sommes arrêtés assez longuement à Nazareth, le jour du shabbat, pour gagner ensuite – dimanche dernier – les rivages du lac de Gennézareth. La nuit dernière, Jésus l’a passée à prier sur la montagne, et au matin, il a choisi douze parmi les disciples auxquels il a donné le nom d’Apôtres, c’est-à-dire d’envoyés, d’émissaires, d’ambassadeurs. On verra ça plus tard. Mais en attendant, il descend de la montagne avec les Douze et il s’arrête « sur un terrain plat ». Ce n’est sans doute pas le « plat pays » cher à Jacques Brel, c’est, disons, l’espace de la platitude, un espace qui nous est familier. Jésus est vraiment chez nous et, comme s’y trouvent un grand nombre de disciples qui ont déjà suivi, qui sont acquis à la cause, mais aussi une multitude de gens du pays – Judée, Jérusalem -, mais aussi de plus loin, des terres étrangères – Tyr et Sidon -, que fait Jésus ? Il enseigne en maître de Sagesse.
Un discours spécialement destiné aux disciples – à nous autres donc -, ces disciples sur lesquels Jésus lève les yeux ; il nous regarde, nous, et c’est pour nous qu’il parle. Et son propos commence et se voit scandé d’abord par cet adjectif, on ne saurait dire si c’est une provocation ou une invitation : « Heureux »…On a coutume dès lors de dénommer ce discours « les Béatitudes ». Peut-être d’ailleurs serait-il plus juste de le désigner comme Bénédictions – discours des Bénédictions. Car à tout bien prendre, ce n’est guère une recette du bonheur clé-en-main que Jésus s’apprêterait à nous livrer. Non, c’est plus sérieux que cela.
Les Béatitudes… Vous allez me dire : ouais ! on connaît. Certes nous connaissons, mais l’autre version, celle de saint Matthieu, qui nous est familière, celle-là, ne serait-ce que parce que nous l’entendons chaque année à la fête de la Toussaint, et qui commence, vous le savez bien, par « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ».
Je ne vais pas faire un cours d’exégèse, bien entendu, ce n’est pas le lieu ni le moment, mais je remarque tout de suite les différences : « Heureux les pauvres en esprit », dit saint Matthieu, alors que saint Luc est net : « Heureux vous, les pauvres ». Vous – Jésus s’adresse à ses disciples, et pas à tout le monde en général, comme saint Matthieu qui précise « les pauvres en esprit » – utile correctif, car il y en a des pauvres, qui, certes, sans être dans la misère, ne possèdent que bien peu, mais qui n’en rêvent pas moins d’opulence, de posséder autant que les autres, ces nantis qu’ils jalousent secrètement : alors sont-ils vraiment pauvres, de cette pauvreté qui est la vertu même de Dieu, infiniment pauvre qu’il est, à ne garder rien pour soi, mais à en faire généreusement don à tous ?
Et la suite poursuit de même ; déjà Matthieu est plus ample, plus développé : neuf béatitudes pour saint Matthieu, quatre seulement chez saint Luc, qui est donc plus ramassé, plus concentré, plus sec aussi ; Luc est net, plus vif, tranché, alors que Matthieu est plus enrobé, plus lyrique presque. À saint Matthieu on s’habitue vite, comme à une douce musique qui nous berce de quiétude. En revanche, devant saint Luc, on est moins tranquille, plus circonspect. Dira-t-on Matthieu plus conservateur alors que Luc trancherait dans le social ? Matthieu de droite alors que Luc serait de gauche ? Allez, quittons ces approximations de petite vertu qui fleurissaient tant dans les années 60 et proposons une théologie… comment dire ? macronienne : ni de droite, ni de gauche. La parole de Jésus est au-delà de ces médiocres platitudes.
Cela établi, regardons-y de plus près : nous l’avons noté, ici, en saint Luc, Jésus s’adresse à un auditoire bien précis : ses disciples, vous. « Heureux, vous les pauvres… ; heureux, vous qui avez faim maintenant… Heureux, vous qui pleurez maintenant… »
Et voilà donc votre condition de vie présente, à vous qui êtes mes disciples : vous êtes pauvres, vous avez faim, vous manquez de ce qui rend la vie facile, vous pleurez, parce que le malheur vous est un compagnon familier…
Vous allez me dire : si vous voulez ! mais tout ça est fort banal ; il y a plus d’un humain qui a connu, qui connaît et qui connaîtra tous ces déboires de l’existence…
Sans doute ! Mais je me rappelle la prophétie d’Isaïe que Jésus avait lue dans la synagogue de Nazareth et qu’il avait si brièvement commentée à ses compatriotes galiléens. Qu’annonçait le prophète ?
« L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur ». Et en ajoutant en guise de commentaire : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre », les choses étaient on ne peut plus claires : « C’est moi qui vous parle qui suis celui que le Seigneur a consacré par l’onction ». Cela, tous les auditeurs l’ont admis sans difficulté. Mais implicitement, ce qui suit : les pauvres, ceux qui subissent les privations de liberté, ceux qui peinent sous l’oppression et ne voient plus où pourrait bien aboutir leur existence tourmentée, eh bien, c’est vous, vous mes voisins de Nazareth qui êtes tout prêts à accueillir l’année de bienfaits accordée par le Seigneur. Mais quant à nous considérer comme des pauvres, des moins-que-rien, jouets des pouvoirs, écrasés par les contraintes, ah ça ! non, pas question, notre fierté atavique s’y refuse. Eh, nous sommes bien quand même le peuple choisi, élu de Dieu. Alors, tes sous-entendus désagréables, tu peux te les garder pour toi. On sait la suite : ça tourne au vinaigre, car Jésus insiste sans ménagement. Du coup, tous n’ont qu’une idée, pas besoin de se concerter là-dessus : débarrassons-nous de ce gêneur, on veut le précipiter du haut de l’escarpement, mais lui, « passant au milieu d’eux, allait son chemin ».
Et ce chemin le mène devant ses disciples : pauvres, ils le sont. Il le leur dit : « Heureux vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » – et ça se comprend, puisque, répétons-le avec Maurice Zundel, Dieu est pauvre de sainte et infinie Pauvreté, vous êtes donc en parfaite connivence, en parfait accord avec lui. Mais voudront-ils bien être considérés comme des pauvres, sans en éprouver de honte ou de ressentiment ?
« Heureux vous qui avez faim maintenant – maintenant, présentement – car vous serez rassasiés ». Pas tout de suite, pas maintenant, mais plus tard. Et c’est vrai, quand Jésus retrouve cette foule épuisée, affamée, il multiplie pains et poissons et ils seront rassasiés sous peu…
« Heureux vous qui pleurez maintenant, parce que l’épreuve vous a saisis à la gorge, car vous rirez ». Pas tout de suite, pas maintenant, mais plus tard. Et plus tard en effet, Jésus va croiser le cortège funèbre qui sort de la ville de Naïm : le fils unique mort, la mère en pleurs. Jésus lui dit : « Ne pleure pas », et il redonne vie au jeune homme et le rend à sa mère. Ô allégresse de ces retrouvailles impensables !…
Et il ajoute, et c’est terrible : « Heureux êtes-vous, vous mes disciples, quand les hommes vous haïssent et vous méprisent à cause du Fils de l’Homme. Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie ! » On s’interroge : comment cela ? Eh bien, relisons ce que saint Luc nous a raconté jusque là : par deux fois, on a vu, comme en passant, le Fils de l’homme – Jésus se qualifie comme tel – se mettre à l’œuvre pour guérir et rétablir l’humain en sa dignité et pour pardonner les péchés et le rétablir dans sa souveraineté. Le Fils de l’homme, c’est celui qui exerce le pouvoir créateur et recréateur de ses frères humains. Et ça ne plaît pas aux hommes, ça dérange l’ordre établi, n’est-ce pas ?
Alors, heureux es-tu, toi mon disciple, si tu connais le destin du Fils de l’homme qu’on voulait précipiter du haut de l’escarpement – et ils finiront bien par y arriver… Oui, heureux es-tu, car c’est dire que toi aussi, tu possèdes ce pouvoir de créer et de recréer, de susciter la vie des vivants que le Fils de l’homme t’aura communiqué !
Accepteras-tu donc d’être disciple, si coûteux que ça te paraisse ? Car si tu récuses ou refuses, il y a l’alternative : celle de la malchance ; oui, malchanceux seront les riches, car ces richesses qui les font glousser de plaisir, c’est leur – piètre ô combien – consolation : rien d’autre, c’est maigre ! Quelle malchance de s’en être mis plein la sous-ventrière, car on ne désire plus rien, on se fane ! Quelle sottise de rigoler maintenant, car vous allez voir de quoi la vie est faite. Quelle malchance de vous gargariser des élans de l’opinion publique (forcément un peu hypocrite), tous ces compliments pas désintéressés souvent, ce n’est guère que de la frime. Alors, tout compte fait, entre devenir disciple de Jésus et vivre selon l’évangile, ou bien le refuser, il n’y a pas de troisième voie. Il faut choisir. À bon entendeur, salut !
Rueil-Malmaison, Ste Thérèse / St Pierre-St Paul
16-17 février 2019 6ème dimanche du temps ordinaire (année C)