La pêche miraculeuse : Simon devient pêcheur d’hommes – Luc 5, 1-11
par le Père François Marxer
Il l’avait échappé belle à Nazareth dimanche dernier. La hargne, la haine même, tout cela était monté d’un coup en mayonnaise. Les avait-il impressionnés avec son calme imperturbable ? Mais ce qu’il avait dit était dit et il n’allait pas revenir là-dessus, il n’allait pas faire des excuses ni baisser pavillon. Il avait traversé avec une souveraine grandeur de la part d’un artisan, ça leur en avait bouché un coin. Et lui allait, poursuivait son chemin.
Sur le bord du lac, le public n’était pas le même : pas du tout figé dans son petit orgueil nationaliste ou provincial. Ici, c’était vraiment la pleine Galilée, grouillante de vitalité, de mouvements, d’échanges, de rencontres et d’opinions. On y rencontrait de tout : du publicain, des pharisiens, des étrangers, des riens-du-tout et même des moins-que-rien. Et les voilà tous, mélangés, hors castes, sans distinctions, au bord du lac : ils écoutent, ils attendent. Quoi ? Ils ne le savent pas au juste, mais ils sont dans l’attente. Parce que, pour beaucoup, ce qu’ils éprouvent, c’est un vide immense, pire même, une insignifiance qui ronge et qui débobine les jours ordinaires. Et un petit coup de sermon à la synagogue, même quand le curé n’est pas soporifique, ça ne change pas grand-chose à l’affaire.
Connaissez-vous le poète Hölderlin ? Il a écrit un poème, un immense poème génial, intitulé Hyperion, en tête duquel il a placé cet exergue où l’on respire le parfum spirituel d’Ignace de Loyola : « Ne pas être dominé par le plus grand, être contenu dans le plus infime, c’est cela qui est divin » (1). Et dans ce poème, il nous laisse cette sentence : « Nous ne sommes rien, c’est ce que nous cherchons qui est tout ». Je vous laisse apprécier la justesse de cette pensée. En tout cas, c’est leur point commun et leur grandeur, à tous ceux-là qui écoutent et qui attendent. Ce qu’ils recherchent, ce n’est pas dit explicitement, mais ils recherchent, c’est pour cela qu’ils sont là. Ils recherchent, ils ne vont pas s’endormir sur le rôti.
Ils recherchent…, enfin, pas tous. Comme ce patron pêcheur, ce Simon : lui, il a d’autres choses à faire que d’écouter. Laver les filets, les ranger. Il y a autrement urgent que de prendre du temps pour prêter attention à ce que dit ce rabbi qu’on ne connaissait pas. Mais enfin, il entend, et ça ne lui déplaît pas. D’ailleurs, quand ce rabbi lui a demandé d’utiliser sa barque pour se tenir à quelque distance de la rive, il a accepté sans problème – c’est d’ailleurs astucieux, ça : de cette façon, sa voix se répercute et s’amplifie sur la surface de l’eau, et on entend de plus loin -. Mais enfin, la nuit n’a pas été bonne, mais pas du tout : ils sont revenus bredouilles. Rien pris ! Simon rumine, tous ces efforts pour rien, et quand il va falloir revenir à la maison, et tous attendent de pouvoir aller au marché pour vendre le produit du travail de la nuit. Simon imagine la déception, l’inquiétude aussi, car il faut bien manger. Et puis, c’est presque mauvais signe : si ça recommençait, on n’en mènerait pas large à la longue… Et pendant que tout ça tourne en boucle dans sa cervelle, le rabbi continue à parler d’une voix forte, puissante, visiblement l’auditoire est subjugué, aux anges ; mais nous, on a d’autres préoccupations.
Et puis, ça se termine, les gens repartent en devisant par petits groupes, ils ont l’air heureux, mais ça ne chagrine même pas Simon. Mais voilà que le rabbi se tourne vers lui et il lui parle. Et là, Simon est estomaqué, parce que ce monsieur qui parle si bien, vient de Nazareth où il n’y a pas l’ombre d’un lac ou d’une pêcherie quelconque, eh bien, il lui donne des ordres, précis, comme s’il était le patron, alors qu’il n’y entend rien à ce métier.
Il se produit à ce moment-là quelque chose de singulier : et nous pouvons dire, nous qui voyons tout cela de loin, que c’est alors que Simon – Simon qui est un homme ordinaire – devient Pierre, et Pierre est extraordinaire. En effet, il aurait pu répondre, avec un brin de lassitude dans la voix : « Oh ! tu sais, pas la peine ; nous, on connaît le métier et on a marné toute la nuit pour rien, sans rien prendre. Alors…. »
Mais non, ce n’est pas cela qu’il répond. « C’est vrai, on s’est fatigué toute la nuit pour des prunes. Mais, sur ta parole, je vais jeter les filets qu’à l’instant je venais de nettoyer et de ranger » ! Sur ta parole : oui, car, avant, Simon entendait à peine ce que disait le rabbi, tant il ronchonnait dans sa tête, et pourtant il parlait fort, à la cantonade. Mais là, c’est différent, tu viens de t’adresser à moi, avec cette douceur dans la voix, cette autorité qui n’est pas autoritaire ; ce n’est pas une injonction, pas une supplication, même pas une demande au fond, mais une proposition ; eh bien, faisons comme ça ! Et Simon répond : Pourquoi pas ? et pourtant, intérieurement, il doit être sans trop d’illusions.
Je l’ai dit : Simon, le professionnel, l’homme ordinaire, devient à ce moment-là Pierre, en qui un bouleversement se produit. Extraordinaire Pierre qui se défait et congédie ses certitudes, ses évidences d’homme de métier – il consent à se défaire de ce qu’il sait – et qui joue la carte de la confiance : j’ai foi dans ta parole, je remets ça, parce que tu me le dis, et même si je n’en ai pas trop envie.
Ce n’est pas sans risque tout à fait, ou disons que c’est un peu aventuré. Oui, on s’aventure hors des mâchoires mauvaises de la fatalité qu’on croit inévitable. Mais finalement, qu’y a-t-il de plus incertain que la fatalité ? Et puis voilà l’époustouflant : tant de poissons, les filets qui se déchirent, les autres qui viennent à la rescousse, les barques qui enfoncent sous la surcharge… Il faut réévaluer les choses. Ce que disait le rabbi à tout le monde, ça n’était pas banal peut-être, ça émoustillait l’un ou l’autre, mais ça ne touchait pas forcément ceux qui étaient pourtant tout oreilles. Ça leur faisait plaisir, voilà tout.
Tandis que ces quelques mots que tu m’as adressés, à moi spécialement, ça a une autre allure, ça a cassé le destin, l’inéluctable, et j’ai pu échapper à la routine.
Sur le coup, Pierre a été saisi, non pas par la peur, mais par la crainte, comme un effroi devant ce qui le dépassait, le débordait : cette voix puissante, qui commandait aux vivants, n’était-ce pas « la voix du Seigneur, voix du Seigneur sur les eaux innombrables », comme chante le psaume qu’on prie à la synagogue ? Et cette voix m’a parlé. Pierre recule : « Sors de chez moi, dit-il, Moi, je suis rempli de péché, je ne fais pas le poids, et toi tu es plein de sainteté ». Plus tard, le centurion dira à sa manière : « Je ne suis pas digne de te recevoir sous mon toit »… et nous disons tout pareil avant de communier et d’offrir un abri – oh ! pas très brillant – au Seigneur qui vient à nous, qui vient en nous…
Que peut-il y avoir de commun entre le pécheur que je suis et le Juste, le Saint que tu es ? Tu auras trois ans pour le découvrir, Pierre, et nous, toute notre vie : ce qui est commun, c’est une passion qui te saisit à la gorge, et ça brûle, et même ça fait souffrir, et pire encore parfois. Comme le dit le vieillard Job dans sa détresse : « Tu me tues, et ça me fait du bien »… une phrase que répétait M. Martin, le père de sainte Thérèse, trop facilement peut-être. Mais c’est aussi la passion d’aimer. Ce n’est pas facile : prendre du poisson, on sait faire, on a la méthode, tandis que prendre des hommes, c’est autre chose, on ne sait pas faire. Il y en aura des journées que tu passeras sans rien prendre, de quoi en venir à penser que tu es nul, que tu n’es pas malin, que ça n’en vaut pas la peine… Mais non, Pierre, tu verras, la passion d’amour ne faiblira pas, elle ne décolèrera pas dans ta poitrine…
(1) A maximo non coerceri, a minimo contineri, divinum est.
Rueil-Malmaison, 9-10 février 2019
Sainte-Thérèse, Saint-Joseph
5ème dimanche du temps ordinaire (année C)