Liberté de Dieu, liberté des hommes – Luc 4, 21-30
Par le Père François Marxer
Que s’est-il donc passé ce samedi matin-là dans la modeste synagogue galiléenne de Nazareth ? Tout s’était pour le moins admirablement passé, au tout début, nous entendions cela dimanche dernier : l’écoute avait été attentive et la réception, l’écho, favorable, tout à fait accordé à la promesse qui semblait bien se dessiner – il est vrai que l’homélie du fils du charpentier était une synthèse concise, d’une étonnante densité : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre ». Allez donc faire plus court et plus audacieux que cela ! Eh oui, ce n’est pas comme la prédication du Père Marxer ou de quelques-uns de ses confrères, plus ennuyeux encore parfois, ils feraient bien d’en prendre de la graine ; mais le prédicateur vous répondra : Que voulez-vous ? Il n’y en a qu’un seul qui soit le Fils de Dieu et le Verbe, le Logos de Dieu ; lui, il a la manière, d’autres plus tard le diront : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme ». Tandis que nous, les prédicateurs, nous avons les moyens du bord, et ce n’est déjà pas mal que vous nous écoutiez, alors, qu’en plus vous nous entendiez, quelle merveille ce serait !…
En tout cas, après cet accueil si prometteur, « tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche » – ce retournement si brutal, si violent même, inattendu à première approche. Certains ont même imaginé que saint Luc avait condensé en une seule séquence deux épisodes distants de quelques mois, d’autant plus que Matthieu comme Marc nous racontent, chacun pour leur part, un retour de l’enfant du pays chez les siens, et cela ne s’était pas très bien passé. Toujours la même requête, la même revendication : tu as du pouvoir, mon gars, et du pas banal ! Eh ! eh bien, que ça nous profite ! Montre-toi un peu utile, montre-nous ce que tu sais faire !
Mais voilà ! Jésus douche et rafraîchit tout de suite, sans ménagement, cet utilitarisme de ses compatriotes : « Sûrement, vous allez me citer le dicton ‘’Médecin, guéris-toi toi-même’’ » (on réentendra cela, sous forme de moquerie, de quolibet, sous le ciel plombé de ce vendredi d’avant la Pâque, quand lui, le prophète, agonise sur sa croix : « Eh ! Il en a sauvé, il en a guéri d’autres, eh bien, qu’il se sauve lui-même »). « Et vous allez me dire : ‘’Nous avons appris tout ce que tu as fait à Capharnaüm, au chef-lieu, pour les gens d’à-côté ; fais donc ici de même, dans ton pays, puisqu’on te connaît bien, t’es bien le fils de Joseph ».
Mais voilà ! le prophète supposé ou réputé tel, ne répond pas à la demande. Que voulez-vous, tout homme, s’il n’est pas une île, de nos jours, ceinturé, protégé par ses smart-phones et autre bataclan technique qui le préservent de tous les risques (celui de vivre, en particulier), tout homme donc vit dans un îlot et a grand souci des frontières qui font les différences et qui sont à garder scrupuleusement ; le prophète, lui, est un homme du grand large, il voit au-delà, il regarde l’horizon. Et les gens de Nazareth en sont là, très exactement.
Et ne croyons surtout pas que nous-mêmes, nous soyons si différents de ces Galiléens campagnards, pieux à leur manière. Dieu, Jésus-Christ, certes oui, la foi, l’amour, pourquoi pas ? mais qu’il y ait quand même retour sur investissement, qu’enfin quand même, Dieu nous soit utile. Or, comme l’a si bien noté un philosophe polonais, Lešek Kolakowski, « Dieu ne nous doit rien » ; et j’ai presque envie d’ajouter – certains vont trouver que c’est une provocation que de dire cela – nous-mêmes nous ne lui devons rien. Oh bien sûr, vous allez me parler de vos devoirs envers votre Dieu, et vous allez me dérouler tout le catalogue des prescriptions, des obligations : de la morale quoi, ou peut-être de la moraline (1), pas plus. Non, je soutiens que nous ne lui devons rien, sinon – ah ! mais ça n’est pas une mince affaire ! – de vivre, d’être des vivants vraiment vivants, accordés intensément à nous-mêmes au lieu de surfer sur les apparences, le superficiel du personnage ; que ce que je dis ne soit pas la formule à la mode ou apprise par cœur, et que je ressers, sortie du congélateur de la pensée unique, mais que ce soit vraiment la parole qui soit mienne, accordée à mon cœur profond, nourrie de mon expérience patiente et peut-être aussi de ce que dit mon Dieu, de ce que Dieu me dit.
Et puis aussi que ce que je décide soit vraiment la décision de ma volonté, et pas le suivisme moutonnier à la remorque de l’opinion du grand nombre que me rafistolent les sondages : dire pareil, penser pareil, vouloir (ou ne pas vouloir) pareil ! Oh ! quelle horreur !
Ainsi donc, j’y reviens, Dieu ne nous doit rien, et il ne nous est utile, utilitaire, utilisable, en rien. Certains s’en sont rendu compte, tiens, de ci de là, un dimanche par ci, un dimanche par là, on se passait de la messe habituelle, on désertait l’assemblée, comme le déplorait déjà la lettre aux Hébreux, et certains en ont pris l’habitude. Et ils ont remarqué que ça n’allait pas plus mal, au fond ; alors pourquoi cette obligation qui me pèse les dimanches matin ? Allez, je bazarde. En sont-ils des vivants, sont-ils plus vivants encore pour autant ? Ce n’est pas sûr, loin de là. Ils ont dû louper une marche quelque part : si la participation eucharistique du dimanche est un devoir – et que ça pèse !- évidemment on n’ira pas très loin, ni très profond. En revanche, si participer à la messe du dimanche est un plaisir – ne serait-ce que le plaisir de faire plaisir au Christ Jésus, comme lui-même réunit les siens pour ce repas eucharistique pour ce seul motif : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous » ; ou encore au livre de l’Apocalypse : « Voici, je suis à la porte et je frappe. Si quelqu’un m’ouvre, j’entrerai et je prendrai la cène, lui avec moi et moi avec lui ». Ouvrir la porte, eh ! ce n’est pas un devoir, c’est une élégance. Oui, si c’est un plaisir, tout est gagné.
Dieu ne nous est utile en rien et n’est pas là pour répondre à nos petits désirs, à nos demandes immédiates. La Bible le dit à sa manière, il est un Dieu caché, toujours caché, et il aime – puisqu’il est amour, n’est-ce pas ? – il aime, mais pas de la manière dont on voudrait qu’il aime, qu’il nous aime – et, du coup, on n’est pas satisfait : il est toujours ailleurs, ou autrement. Et ça nous déconcerte, et ça ne nous fait pas plaisir. Ça n’a pas fait plaisir en tout cas aux Nazaréens, puisque Jésus leur rappelle que c’est une étrangère, une Libanaise, qui a bénéficié de la générosité du prophète Élie (« alors qu’il y avait beaucoup de veuves en Israël »), que c’est un étranger (et un ennemi héréditaire, un Syrien, pensez donc) qui a bénéficié des bons soins du prophète Élisée (« et les lépreux ne manquaient pourtant pas en Israël »). Dieu, finalement, n’est pas correct !
Benoît XVI l’a dit en son langage à lui : Jésus, a-t-il rappelé, a fait « exploser l’immédiateté sacrale ». Comprenons : un Dieu à notre service, qui répond 5 sur 5 et sur-le-champ à nos desiderata (puisqu’on est de la famille !), bien renfermés que nous sommes dans la sphère du sacré, là où c’est efficace, là où on maîtrise, on a les codes du divin et les techniques. Et Jésus n’a de cesse de démanteler tout ça, et non, nous n’avons de cesse que de reformater, de restaurer tout ça, comme ça on est sûr, on est assuré, ouf ! plus de risques : c’est cela qu’on appelle le cléricalisme, que le pape François s’échine à dénoncer et à extirper de cette Église dont il est le pasteur.
Si Jésus procède ainsi, c’est pour que nous retrouvions cette liberté qui est notre grande dignité, inaliénable, mais dont on se passerait bien si souvent : cette liberté de celui qui est vraiment vivant. Devenir libre comme Jésus est libre, comme Dieu lui-même est libre (quitte à nous en surprendre). La fin est dramatique : tous, unanimes, ils le poussent dehors, ils l’expulsent, pour le précipiter du haut de l’escarpement, dans ce gouffre de la mort ; et qu’on en soit enfin débarrassé ! Vendredi saint. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin : Résurrection. Transiens per medium illorum, ibat. Il allait… Et il me plaît de penser que ce chemin – au milieu d’eux, les adversaires, c’est un chemin de croix ! – est le chemin d’Emmaüs où il nous retrouve, et nous entraîne, et nous remet en mouvement, nous les inquiets, nous les déçus, nous les désemparés, et ce chemin où nous nous retrouvons nous-mêmes, par lui, avec lui et en lui, est le chemin de la gloire.
Rueil-Malmaison, 3 février 2019
Sainte-Thérèse
4ème dimanche du temps ordinaire (année C)
- Note du copiste : moraline (définition donnée par Google) : terme inventé par Friedrich Nietzsche (dans Moralin) pour désigner par dérision la morale bien pensante. Le suffixe -ine de moraline est accolé à « morale » pour suggérer une substance pharmaceutique désignant un produit imaginaire permettant de donner une bonne moralité.