Cana, commencement des signes – Jean 2,1-11
Par le Père François Marxer
En ce temps-là, il y eut des noces à Cana en Galilée. Troisième épiphanie, devrions-nous dire, quand bien même nous voilà revenus dans l’ordinaire du temps, dans le temps ordinaire, c’est-à-dire ordonné, de l’Église. Le temps des dimanches en vert, le temps de l’endurance, de la persévérance et…de l’espérance. Une troisième épiphanie donc, qui complète utilement les deux premières, celle de l’adoration des Mages et celle du Baptême dans les eaux du Jourdain. Utilement, assurément, car nous voyons s’y dessiner la communauté des disciples, la communauté de l’Église.
Dans le récit évangélique, rien n’est fortuit, anecdotique ou pittoresque, et dans saint Jean plus que jamais. Ainsi est-ce le troisième jour – c’est dit très précisément – le troisième jour qu’ont lieu ces noces dans ce patelin perdu de Galilée. Le troisième jour : sans trop faire de calcul, en additionnant les jours précédents, lendemain et surlendemain, dans le chapitre premier de l’évangile, on s’aperçoit que ce troisième jour vient clôturer une semaine, une première semaine qui sera évidemment une semaine inaugurale.
Et l’on pense plus évidemment encore à la semaine première, la semaine de la création, telle que la déploie la poésie du livre de la Genèse : « Il y eut un soir, il y eut un matin… » Dans ce tout début du Premier Testament, c’était la genèse du monde ; ici, en saint Jean, c’est la genèse du monde neuf, du monde nouveau, renouvelé.
Or, dans la semaine première de la Création, le troisième jour voit fleurir et surgir tout le règne végétal, plantes et arbres, tout ce qui va donner nourriture et sustenter l’homme dans son besoin de refaire ses forces et de réjouir son visage, le froment, le vin et l’huile, dira le psaume 103. Mais, toujours dans le Premier Testament – et transportons-nous à présent au temps de l’Exode, de la sortie d’Égypte -, le troisième jour, c’est le moment de la révélation de Dieu, d’Adonaï, au mont du Sinaï, révélation fracassante, éclairs, orages et foudre, révélation effrayante, impressionnante pour les enfants d’Israël.
En saint Jean, c’est aussi jour de révélation divine : « et ses disciples virent sa gloire et ils crurent en lui. » Et ça a lieu, non pas à Jérusalem, la Ville sainte, l’épicentre de l’Alliance, où l’on revient en pèlerinage chaque année. Non, pas à Jérusalem, mais dans ce trou perdu de Kirbet Cana, à treize kilomètres de Nazareth, grosse bourgade provinciale. De l’ordinaire, du modeste : décidément, Dieu a bien changé sa manière d’approcher les humains !
Et vous n’oublierez pas que c’est le troisième jour qu’Abraham voit de loin la montagne où il pense qu’il doit sacrifier son fils, son unique, qu’il chérit tendrement. On connaît la suite, il va ligaturer son Isaac sur le bûcher improvisé, mais l’Ange de Dieu empêchera le geste fatal. Abraham va délier Isaac, il va le rendre à sa liberté…enfin, et Dieu de son côté aura délié, libéré Abraham de son fantasme de toute-puissance virile et de folie sacrificielle de maître de la vie et de la mort. Le troisième jour, jour d’une libération, d’une délivrance…
Dans les jours qui précédaient ces noces galiléennes, deux disciples d’abord, puis, dans le désordre, trois autres, avaient accédé à la vérité, et la vérité, trouver la vérité, c’est l’ambition et la requête de tout disciple. Et Jésus avait dit à Nathanaël, le dernier d’entre eux : « Tu verras mieux encore ». Cette vérité-là qui s’est découverte à leur regard, n’a rien d’une sécheresse spéculative, produit de démonstration, de concepts ou de syllogisme. Cette vérité-là – la vraie ! – est savoureuse (comme nous en avons eu le pressentiment en dégustant la galette des Rois, ce livre de pâte feuilletée et sa délicieuse frangipane). Saveur de la vérité : on ne déduit pas la vérité, on ne prouve pas la vérité, on savoure la vérité. Savourer : en latin, sapere, et tout proche, le mot de sapientia, la sagesse. Savourer la sagesse de la vérité. Déjà, Ève, notre bien lointaine aïeule, qui n’était pas bête, avait bien vu que le fruit était beau à voir et elle avait déduit, pas sottement, qu’il était savoureux à manger. Mais c’était un leurre, et elle est tombée dans le piège : ce n’était que du vide, du néant. Et ils se sont retrouvés tous les deux, tout bêtes et tout nus, bien gênés pour pouvoir s’en sortir.
Depuis cette mésaventure – qui, entre nous, se renouvelle à chaque génération, on aurait dû savoir, mais non !… nous avons quand même, malgré tout, gardé le goût de la vérité. Et on s’en est donné, des substituts, plus ou moins frelatés ou édulcorés, eh ! la chimie de l’esprit, ça marche bien !-
Mais n’empêche, soyons réalistes, et la mère de Jésus est là pour faire le constat sans appel, indiscutable : « Ils n’ont pas de vin » – Non pas « ils n’ont plus de vin », ce ne serait qu’une faille dans la logistique, un défaut d’approvisionnement, et donc attendons un peu… Non, non, ils n’ont pas de vin, ils n’en ont jamais eu, et c’est bien embêtant pour réjouir le cœur de l’homme. Eh oui, c’est ainsi, n’est-ce pas ? la vie humaine est insipide, accablante de fadeur. Alors, à quoi bon… ?
Certains parmi les humains se veulent maîtres des horloges – nous les laisserons à cette ambition, surtout quand l’horloge se détraque -. Jésus, lui, est le maître des saveurs. Voilà qui est bien venu, car, trop souvent, nous disons nous préoccuper du sens de la vie (ce qui est très intello !) – et c’est vrai, Paul Ricoeur l’a bien dit, l’homme a besoin de justice assurément, d’amour plus encore, et par-dessus tout, de signification ; certes, mais il a surtout grand désir d’une vie savoureuse. Alors que trop souvent, il est à la peine, saisi du dégoût de la vie-comme-elle-va (vous savez, la pesanteur du lundi matin quand tout se remet en route, inéluctable…).Taedium vitæ, disaient les Anciens, acédie, constataient les moines du désert, mélancolie, diagnostiquent les modernes : alors que, te dit le psaume, tu devrais te réjouir de tes œuvres, et Dieu avec toi.
Il y a peu, j’ai rencontré à la gare des Aubrais, près d’Orléans, un agent de propreté, une dame pas très jeune assurément, qui exécutait minutieusement sa tâche, avec un sérieux indiscutable, et je l’ai félicitée et remerciée pour la méticulosité avec laquelle elle passait, essorait et repassait sa serpillière, passait et repassait son chiffon à poussière. Elle m’en a paru étonnée et touchée et m’a dit : « Mais, monsieur, moi, j’aime ce que je fais ». Et je me suis dit : peut-on aimer ce que l’on fait si l’on n’aime pas aussi, un peu, plus ou moins, ceux pour qui on le fait ?…
La vérité n’est pas cérébrale – même s’il y a une jouissance de la spéculation, ce meccano de l’esprit, même s’il y a une jubilation de la découverte : c’est l’euréka d’Archimède, et, mieux encore, le Rubik’s cube bien mis en ordre – et là, avouons la supériorité des enfants qui vous réussissent cela, triomphalement, en 3, 4 ou 5 mouvements ou un peu plus, disons ! La vérité est sensible puisqu’elle est savoureuse ; n’y aurait-il pas une sensualité de la vérité puisqu’elle est beauté ? Et elle se livre dans le presque-rien des petites choses, les plus éphémères, les plus inaperçues souvent : la tendresse d’un sourire, le rayonnement d’un visage, la suavité d’une voix, l’harmonie d’un corps, l’élégance d’un maintien, l’immensité d’un ciel étoilé, la souveraineté d’un propos… Oh, cathos ! il serait temps que nous réveillions notre sensibilité, j’allais dire notre sensualité, à la beauté de la vérité. Car ce n’est pas faire injure à Dieu qui sait bien comment il nous a faits et comment le désir qu’il a mis en nous nous accroche à la vie et nous propulse vers lui, notre Dieu et Créateur. Ce n’est pas par des valeurs que nous parviendrons à lui, encore moins par des normes, mais en goûtant les saveurs de la vie vivante. Est-ce pour rien qu’il a dit que nous étions le sel de la terre ? Le sel de la terre : titre d’un petit livre de Françoise Héritier, éminente anthropologue au Collège de France, et qui détaille les minuscules et délicieux bonheurs de la vie de tous les jours. Une leçon de sagesse dans notre monde qui, il est vrai, n’est pas drôle et si souvent décevant, à croire qu’il n’en vaut pas trop la peine…
Cana, c’est le commencement des signes. Il ne faut surtout pas le manquer. Jésus le fait sentir quand il répond à sa mère, cette femme royale – c’est le titre qu’il lui donne : « Femme, ô Reine, penses-tu que je ne sais pas que mon heure est sur le point d’arriver ? Penses-tu que j’ignore quelle heure il est ? » C’est l’heure magnifique : l’architriklinos, le grand maître des cérémonies, en est épaté ; les servants, les diakonoï (les diacres !), eux, ne savent pas comment ça arrive, mais ils savent d’où ça vient, et ils voient les effets étonnants que ça produit. Et puis, il y a les disciples qui voient la gloire, et ils croient en lui. L’évangile dit, juste après, que Jésus redescend à Capharnaüm, avec sa mère, les frères et ses disciples. Tiens ! voilà les frères à côté des disciples. Les disciples, ce sont les paroissiens ordinaires : les frères, ce sont les intimes, les proches du cœur de Jésus ! Ah, comme j’aimerais que vous fissiez partie de ceux-ci !.
Rueil-Malmaison, 20 janvier 2019
Saint-Pierre – Saint-Paul
2ème dimanche du temps ordinaire (année C)