La visite des Mages Mt 2,1-12
Par le père François Marxer
Il y a huit jours, Luc l’évangéliste n’avait pas hésité à nous apprendre la première (et peut-être la seule) incartade de l’enfant de Joseph et de Marie – enfin, enfant, c’est vite dit : douze ans, il arrivait donc aux abords de l’adolescence . Incartade, oui : l’échappée belle au nez et à la barbe de l’entourage familial sensé le surveiller et s’en préoccuper. Une fugue tout simplement, mais dont les raisons ont paru bien mystérieuses : comment, ça, pourquoi ? Vous ne saviez pas ?… Et on en était resté là. Mais on avait quand même conclu que ce gamin était singulièrement précoce.
Ce jourd’hui, Épiphanie, solennité des Lumières, éblouissante d’éclat royal. Cette fois, c’est l’autre évangéliste, Matthieu, qui nous fait faire retour sur les toutes premières semaines de la vie du nouveau-né, et nous allons voir qu’il est encore plus précoce que nous ne le supposions. En effet, voilà que, tout bébé, il entre en politique. Rien moins, mais pour le Messie, rien que de très normal. Oui, il y entre, sans dire un mot, sans mener la moindre campagne ni organiser quelque meeting que ce soit, sans même solliciter et moins encore s’emparer du pouvoir, il devient le point focal, névralgique, d’une concurrence entre deux royautés pour le moins incompatibles.
Sa royauté à lui, elle est reconnue et déclarée par ces étrangers des lointains qui sont de passage dans le royaume de Judée, territoire d’un roitelet de seconde catégorie nommé Hérode. Vous aurez remarqué que ce sont des étrangers, des gens du dehors, qui s’inclinent devant cette royauté, comme quelque trente ans plus tard, dans des circonstances il est vrai plus dramatiques, ce sera encore un homme du dehors, un procurateur, un administrateur romain, qui établira et écrira noir sur blanc – en hébreu, en latin et en grec, s’il vous plaît – cette royauté du Nazaréen.
Revenons à Hérode. Le voilà informé : trouble, émotion, panique – une concurrence imprévue, une autre légitimité qui sait ? Par sa seule naissance, sans rien dire, cet enfant met en question le rapport de chacun au pouvoir, la façon de le détenir et de l’exercer ou bien de le subir – le subir, le supporter, à commencer par ses propres parents et de tant d’autres aussi désarmés que Joseph lui-même qui n’a qu’une tactique, fuir, s’éloigner par prudence : pas question de faire le coup de poing ou du grabuge en allant se poster sur les ronds-points !
Et puis, il y a ces mages, nous dit-on, venus d’Orient. Des mages, ce sont donc des savants, astronomes de leur état, mais pas moins astrologues – ça allait ensemble à l’époque – car ils cherchent à décrypter dans la stabilité des mouvements du monde d’en-haut et l’invariable variabilité des astres et des étoiles – et ça leur cause des surprises parfois, une comète qui surgit, qui n’est pas répertoriée dans leurs ménologes ou dans leurs abaques – tiens ! justement, en voilà une qui correspondrait à l’horoscope du Messie des Juifs que nous ont envoyé nos correspondants esséniens dans le secteur de la Mer Morte… Décrypter donc et déchiffrer le sens et la teneur des choses dans notre monde mouvant et incertain.
Ces mages, nous avons coutume de les honorer de la dignité royale. Et bien à raison, car ces rois-là ont une autre conception de la royauté que le politicien Hérode qui échafaude stratégie sur stratégie, multiplie les calculs où le mensonge et les fausses nouvelles, les fake news, ont une large part, cela à seule fin de garder l’exclusivité du pouvoir à son profit. Il est avant tout l’héritier d’une dynastie qui s’est imposée par des meurtres sanglants. Et c’est toujours avec les mêmes méthodes d’une cruauté sans vergogne – quitte à faire assassiner ses propres enfants – qu’Hérode revendique la légitimité de son statut et de son titre de tétrarque.
Les Rois mages, eux, c’est tout autre chose, ils sont les héritiers d’un savoir millénaire qui s’est transmis de génération en génération, non pas comme chasse gardée d’un cénacle d’experts, mais un savoir qu’ils mettent au service des autres hommes. Et non pour les gruger et exploiter leur crédulité, comme le font les astrologues et autres voyants de nos jours qui tirent profit de l’anxiété et de l’inquiétude de leurs contemporains.
Avec les Mages, une royauté de savoir qui est une royauté de service. Et si Hérode est seul, seul détenteur du pouvoir comme tous les potentats de son espèce, les Rois mages, eux, sont plusieurs, généralement il est dit qu’il y en a trois, mais il y en aurait un quatrième que ça ne m’étonnerait pas, enfin, nous allons en reparler….
… Mais avant eux, il y aura eu nombre d’astronomes à scruter le ciel, toute une communauté savante à vérifier et revérifier ses calculs, à établir correspondances et valences, à s’étonner de phénomènes brusquement inattendus, de l’imprévisible qui nous remet en question. Toute une communauté bien humaine – sans doute de petites jalousies et de grosses rivalités, mais peu importe – de questionnement et de recherche, au service de tous. Et eux, ces trois-là, assez audacieux pour se lancer dans l’aventure, ne sont-ils pas les fleurons de cette humanité qui interroge le monde et les étoiles, le sens des astres et la vérité de leur monde, ces étoiles qui leur sourient de leur regard d’éternité…
Hérode, de son côté, c’est la solitude du pouvoir. Oh, bien sûr, lestée, flanquée d’une nuée de conseillers et d’experts des plus compétents : il interroge sur la géolocalisation du possible successeur, on lui répond cinq sur cinq, sans Google ni autre moteur de recherche. Mais c’est une royauté de roitelet, une royauté sans grandeur, sans réelle importance, et les étoiles regardent ça, désabusées et indifférentes. Et pour compléter cette déficience, ce déficit, et maintenir son prestige à tout prix, des stratégies, des calculs, on l’a dit : un bon gros mensonge cousu de fils blancs : allez-y en avant-garde, et quand vous aurez trouvé, vous m’avertissez, que je puisse y aller moi-même.
Mais pour trouver ce Roi nouveau-né, toute leur science qui leur aura servi jusque là pour arriver jusqu’en Judée, ne leur sert plus à rien. Il faut à ce moment-là savoir se défaire de son savoir. Entrer dans le non-savoir, dans l’inconnaissance, ce n’est pas pour autant la ténèbre qui vous aveugle, puisque c’est à ce moment-là que l’étoile initiale, l’étoile initiatrice se manifeste de nouveau. Et la vérité de l’étoile se confirme dans ce qu’ils éprouvent tout aussitôt : quand ils la voient, ils ressentent une très grande joie (cette même joie qui s’était emparée du cœur et de l’esprit des bergers chers à saint Luc) : Evangelii gaudium ! Ils ne prononceront pas une parole, ne poseront aucune question, ne feront aucun compliment d’usage à la jeune maman. Non, leur seule parole, ce sera celle du corps qui se prosterne et celle du cœur qui offre le plus précieux possible : l’or immarcescible, l’encens insaisissable, la myrrhe imputrescible.
Ce silence qui les enveloppe désormais ne quitte pas le territoire de l’inconnaissance où ils avancent. C’est par la voie du songe que la visitation de l’ange leur conseille de ne pas rebrousser chemin, de ne pas revenir à Jérusalem la politicienne. Ils étaient venus par le savoir et par la science, ils vont revenir chez eux, ils vont revenir à eux-mêmes par le non-savoir, ayant donné tout ce qu’ils avaient de mieux.
Mais c’est sans doute le quatrième, celui dont on ne parle jamais, qui l’a le mieux réussi. La légende dit qu’il était toujours en retard et que les trois autres, parfois un peu agacés, lui pardonnaient quand même volontiers cette inexactitude quasi régulière. Et si sagesse il y avait en lui, c’était une sagesse gourmande, car il fondait de bonheur devant les friandises quelles qu’elles soient. Et donc, il avait embarqué, sur les deux-trois chameaux de leur caravane, des cargaisons de lokoum et de massepains, de pain d’épices et de dragées, de chocolats et de marrons glacés. Et, lambinant comme à son habitude, il était arrivé à Bethléem bien après les trois autres et s’était retrouvé entouré d’une nuée d’enfants qui le regardaient de leurs yeux étonnés et poussaient des clameurs d’admiration. Alors, attendri par tous ces visages un peu amaigris, un peu malheureux aussi, qui ne connaissaient que trop la violence des grandes personnes, il a tout donné, tout distribué de ses friandises que transportaient ses chameaux et ses mulets, et là, sous les étoiles qui s’en réjouissaient, ce fut un grand festin de sucreries, un grand repas de bonheur partagé. Mais quand il arriva dans la maison où il trouva l’enfant et sa mère, il n’avait plus rien à offrir, sinon tout juste une poignée – à peine – d’amandes grillées et deux ou trois macarons. Ça n’avait rien de royal ! Alors, il a bredouillé des excuses, des explications, la Sainte Vierge avait comme un air amusé et elle regardait son fils. Mais lui, l’enfant, a eu un sourire et il a tendu ses petites menottes, alors que les précédents cadeaux – l’or, l’encens et la myrrhe -, il les avait reçus avec un air grave et sérieux, presque avec détachement. Mais là, ce que lui offrait ce quatrième visiteur, c’était sa générosité, c’était le don de lui-même, c’était lui-même. Et ce quatrième – oh ! certes, il était arrivé en retard, mais il n’est jamais trop tard -, ce quatrième savait de vraie et sûre connaissance pourquoi le Fils de Dieu s’était fait chair, pourquoi il allait demeurer parmi nous et comment il nous montrerait sa gloire.
Rueil-Malmaison,
6 janvier 2019 Fête de l’Épiphanie
Saint-Pierre – Saint-Paul