Le Verbe s’est fait chair – Prologue de saint Jean 1, 1-18
Par le Père François Marxer
« Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire ».
Tout l’Évangile en une phrase : trois moments qui se succèdent, qui vont prendre chacun pour sa part plus ou moins de temps, trois moments qui vont scander une histoire dans laquelle va se greffer notre histoire à nous tous chacun.
Le Verbe s’est fait chair.
Nous avons un mot dont nous nous servons ordinairement pour parler de ce qui se produit là, de cet événement qui n’est pas moins un avènement : nous parlons de l’Incarnation du Verbe, de l’Incarnation du Fils de Dieu. Le mot est juste sans aucun doute, mais, comme tout nom de n’importe quelle langue, il n’en reste pas moins fragile, tant plane sur lui une toujours possible ambiguïté : ne dit-on pas de telle ou telle célébrité qu’elle est l’incarnation, autrement dit la figure de référence, la concrétisation saisissable, de tel ou tel courant de pensée ou d’opinion ? Ici, vous le devinez, il y a bien plus que cela. C’est pourquoi je préfèrerais parler avec Péguy de l’encharnement du Fils de Dieu. Le Fils de Dieu advient dans la chair, dans notre condition d’existence charnelle, autant dire incertaine et précaire. Une chair qui le retient – on le devine tant le mot d’encharnement est comme en consonance avec enfermement – qui le retient certes, mais il n’en est pas prisonnier (il le dira : « J’ai le pouvoir de déposer ma vie et le pouvoir de la reprendre »). Cette chair, elle s’impose à lui avec ses limites et obstacles sans nombre – nous en savons nous-mêmes quelque chose au jour le jour), elle s’impose à lui mais elle ne le contraint pas, il a voulu et il a consenti de son plein gré à cette nouvelle condition d’existence pour lui. Sa liberté divinement humaine et humainement divine, reste pleine et entière, en dépit des ténèbres qui ont voulu s’en emparer, l’appréhender, et n’y ont pu parvenir.
Une existence humble et qui contraste si fort avec ce qu’il est et qu’il demeure continûment d’être. Relisez les tout premiers versets de l’Évangile : le Verbe est au commencement, à l’origine – et à l’origine de tout ce qui vit et qui existe – et il est originairement tourné vers Dieu dans une disposition qui est tout le contraire d’une rivalité ou d’une défiance – comme cela nous arrive à nous si souvent. Et nous comprendrons par après qu’entre lui et Dieu s’est tissée une relation affectueusement filiale. Lui est dans le sein du Père, et il dit, dans sa plus intime intimité. C’est pourquoi il est cette Parole venue du Père dans cette voix de fin silence qui aura vibré aux oreilles du prophète Élie sur la montagne de l’Horeb. [1R 19].
Et parole qui bruisse sans cesse, en permanence, dans ce que les cieux, et tout le cosmos, et le firmament racontent de l’œuvre de Dieu, mais que ne perçoit que l’oreille accoutumée au secret du silence [Ps 18]. Un grand philosophe aura déclaré que l’homme était le berger de l’être. Ce n’est pas si sûr, mais pourquoi pas ? En revanche, disons-le, le Verbe est le berger du langage, ce langage qui façonne nos langues d’humanité, qui est le bercail de notre humanité. Mais ce frémissement du Verbe qui explose pour ainsi dire dans la discrétion du silence, ceux qui sont nés de la chair et du sang, ceux qui sont arc-boutés sur leurs raisonnements et sur leurs probations, ceux-là n’y seront pas sensibles, mais seulement ceux qui sont nés de Dieu.
Être né de Dieu, cela nous donne l’audace de trouver les mots justes pour parler et célébrer ce qu’il en est de ce Verbe qui est de toujours à toujours. Pour cela, nous affectionnons de parler de la préexistence du Verbe, manière de nous dire qu’il est avant, qu’il précède de toujours la création du monde.
Mais je crois qu’il serait, voyez-vous, plus juste encore de parler de sur-existence du Verbe, j’entends par là une existence excédente, comparée à la nôtre, cloisonnée dans ses limites de forces et de temps et de durée, oui, une existence excessive presque, qui ne peut que déborder dans une générosité qui ne l’épuisera pas ni ne l’amoindrira en aucune façon. Et l’encharnement du Verbe de Dieu n’est rien d’autre au fond que le débordement de cette sur-existence qui ne garde rien pour elle-même, mais s’épanche dans notre condition de créature sans vouloir tenter de préserver son égalité avec Dieu, comme le soulignera la Lettre de Paul aux Philippiens.
Il a habité parmi nous.
Il a pris le temps de demeurer avec nous. Il ne s’est pas sorti d’affaire, il ne s’est pas échappé dans l’instantané, dans l’immédiateté foudroyante en deux temps trois mouvements, comme on dit Il a consenti, comme nous ne pouvons que le faire nous-mêmes, il a consenti à la patience du temps, et du temps qui dure, du temps de la croissance – encore qu’il se soit épargné la peine de la vieillesse, enfin on ne lui en voudra quand même pas, et vaille que vaille, on veillera à lui faire découvrir ce qu’il ignore encore de notre condition, d’une vie d’homme – ce temps de la vieillesse, ce temps qui dure et qui dure, parfois sans joie, et dont on souhaite que ça finisse et on espère, oui, on espère que ce soit tout autrement…
Il a habité : cela veut dire une présence, une accoutumance, et puis aussi la découverte d’un voisinage, avec lequel il faut entrer en relation, une proximité dont il faut faire l’apprentissage. Cela lui aura pris une bonne trentaine d’années – son enfance, sa jeunesse et sa prime maturité, et c’est dans la logique même de son incarnation, de cet encharnement qu’il aura voulu dans la chair médiocre, banale, d’un patelin galiléen, provincial, du nom de Nazareth (et, comme le dira Nathanaël, le désabusé : « Que peut-il sortir de bon de Nazareth ? »). Il va y gagner en humanité, et je parlerais volontiers à ce propos d’une inhumanisation du Fils de Dieu, c’est le déploiement de son incarnation, où il apprend à devenir un humain. L’éducation, bien sûr, va largement pourvoir à cet apprentissage. Et ainsi, lui qui est le Logos de Dieu, le Verbe, la Parole de Dieu, aura fréquenté la yeshiva comme la synagogue où il aura appris à déchiffrer et à épeler les lettres du texte saint dans les rouleaux de la Torah et il aura proclamé avec gravité les fulgurances des prophètes qui ne parlaient que de lui. Mais, on verra ça dimanche prochain, il aura sa manière bien particulière à lui de faire sa bar-mitzva.
Il a habité : si je voulais traduire plus exactement : il a dressé sa tente parmi nous. Ce qu’il habite, c’est donc le désert, la terre infructueuse et sauvage, la terre inhospitalière, et il n’y trouvera pas une pierre où reposer sa tête. Car s’il est venu chez les siens, nous ne l’avons pas reçu, nous les hommes, avec joie et enthousiasme à lui offrir l’hospitalité. Heureusement, il y a bien longtemps déjà, Abraham avait reçu sous sa tente les trois voyageurs, et, grâce à lui, l’histoire des hommes a vraiment commencé ce jour-là ; et aussi, du même coup, vraiment, l’histoire du monde, car le monde, tel que lui l’a voulu, lui sans qui rien ne s’était fait, le monde est avant tout hospitalité primordiale pour tous les vivants.
Et nous avons vu sa gloire.
Sa gloire, nous l’avons vue dans sa Résurrection, qui est l’achèvement confirmé de la création du monde des vivants. Lui a pris les devants, pourrais-je dire, il a anticipé, et nous avons vu, non pas des prérogatives qui nous le rendraient supérieur à nous, mais qu’il était « plein de grâce et de vérité », dont il ne nous écrase pas avec arrogance, mais qu’il laisse déborder sur chacun de ceux qui sont nés de Dieu.
Sa gloire n’aura pas été intimidante : il l’a rapetissée pour être à ma hauteur, à hauteur de ce que je puis recevoir. C’est pour cela qu’il s’est fait semblable à moi, et nous l’avons reconnu pour un homme à son comportement et à sa manière d’être et de dire et de faire, à sa préoccupation de nos malheurs et à la libre distance qu’il prenait pour n’en être pas prisonnier. Plus tard, nous avons compris que c’était cela, sa – que c’était cela notre – prière.
Sa chair et la mienne sont faites pour s’entendre : il ne m’effraie pas, car je puis le comprendre et la miséricorde est le fin mot de son être, j’allais dire sa marque de fabrique. Qu’il se retourne et que je voie son visage, que je le voie vis-à-vis, face à face, je ne me détournerai pas, car je sais, comme Job l’éprouvé de la souffrance, que je suis à sa ressemblance, à la ressemblance de son visage. On a eu bien raison de dire qu’il est un abrégé de Dieu, cet homme de chair, Verbum abreviatum. Car il n’en reste pas moins « rayonnement de la gloire de Dieu, expression parfaite de son être », comme dit la Lettre aux Hébreux, mais autrement que nous nous y attendions.
Le prophète avait demandé : « Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais », et le voilà exaucé. Le Seigneur s’est penché du sanctuaire de sa chambre haute pour écouter la plainte du captif et le soupir du malheureux….
…. Il a quitté l’empyrée des hautes tours de la Défense où s’affiche le triomphe des puissants, et il est descendu sous la dalle de la Grande Arche, sous laquelle vivent – ou survivent – 300 ou 400 laissés pour compte. Certains d’entre eux quittent ces profondeurs ignorées pour remonter à la surface. Certains iront se réchauffer à la Maison d’Église qui ravive la mémoire de la Pentecôte et s’en remet à la douce présence de Notre-Dame, la sainte Vierge. Et là, avec eux et grâce à eux plus encore peut-être, nous avons reçu « grâce sur grâce ». Dès le matin, une petite communauté dans cette grande fourmilière laborieuse, chante sa louange. Les visages sont graves et sérieux, mais au cœur de beaucoup, une allégresse paisible. Dès le matin, chaque matin, l’étoile de la Nativité se lève dans les âmes…
Rueil-Malmaison, 25 décembre 2018
Sainte-Thérèse