Nuit de la Nativité – Luc 2, 1-14
Par le Père François Marxer
On était là au rond-point où se croisaient la route qui allait de la capitale, Jérusalem (qui ne pensait guère à nous) et qui filait après vers le grand Sud, Beersheba, à la frontière du désert, là où se planquent les maquisards, et puis cette petite départementale qui se fraye son chemin de tous les jours, une route ordinaire, de Bethléem, pas loin, à Beth Saour, où on entendait, presque tout près, la rumeur des troupeaux que les bergers avaient maintenant sortis des étables ; l’hiver était fini, et on respirait la douceur du printemps de notre Judée.
Pour l’occasion, on avait revêtu des casaques couleur safran, c’était notre signe de ralliement, ça faisait chic, certains disaient même que ça faisait princier. Pas sûr, mais c’était une manière de rappeler aux gens de la capitale qu’on existait bien, tout péquenots que nous étions. En tout cas, Hérode n’avait point envoyé ses sbires pour nous déloger et on n’avait pas vu l’ombre d’une patrouille romaine. On ne cherchait pas à faire du grabuge ou à casser quoi que ce soit, simplement on ralentissait les convois, les marchands râlaient un peu (sauf à l’entrée des grandes villes où des copains bloquaient les péages de l’octroi ; Zachée, à Jéricho, faisait, paraît-il, une drôle de tête, mais tout le monde était ravi de l’aubaine !) Les chariots devaient piétiner un peu à devoir attendre, ils prenaient leur mal en patience. Les caravanes ne s’en faisaient pas, elles passaient par les bas-côtés, l’international s’en sortait toujours ; on a même vu tout un cortège de princes chamarrés, ils étaient trois ou quatre qui, cérémonieusement, gravement, venaient du désert et se dirigeaient vers Jérusalem ; ils nous ont demandé si c’était bien là-bas que demeurait Hérode, le roi, on leur a rendu ce service, mais ça nous a arraché quand même un peu le cœur.
Tout à coup, Simon nous a dit : « Eh, les gars ! Regardez un peu là-bas ! » Ah, oui ! ça valait le coup de voir ce qu’on voyait : une grande lumière dans le ciel noir qui en était illuminé de douceur, comme une aurore boréale, pas un orage comme il en éclate souvent chez nous – non, une lumière satinée, presque rêveuse, qui apaisait nos cœurs et les reposait de la fatigue d’avoir à attendre ce qui ne venait pas. D’ailleurs, qu’attendions-nous au fond sur nos ronds-points ? des chimères peut-être parce que nous écoutions un peu trop notre mélancolie à devoir vivre en attendant quelqu’un qui ne venait pas, mais on ne savait pas qui et on ne savait pas quand.
Peut-être aussi étions-nous travaillés, sans trop nous le dire chacun à soi-même et aussi aux autres, par la peur d’avoir échoué. Échouer à vivre comme des hommes, la fierté nous avait désertés, alors on jouait aux gros bras. Il y avait de la désespérance sans trop se l’avouer, nos femmes nous le reprochaient parfois avec un petit sourire amusé qui nous désarmait. Mais elles, eh !, il leur suffisait d’attendre la venue de ce qui grandissait neuf mois durant dans leur ventre et de le mettre au monde, ça leur donnait des frayeurs quand le moment arrivait, mais après, quelle joie sereine elles avaient ! et quelle fierté était la leur ! De notre côté, être père, oui, ça n’était pas rien, mais ça n’était quand même pas la même chose…
Mais là, je m’égare… Bref, on regardait dans le lointain qui paraissait si proche, cette lumière si douce, si suave qui nous intriguait et nous apaisait à la fois : une douce nuit comme jamais, on avait presque envie de dire : une sainte nuit. Et par moments, ça dépendait du vent, en prêtant bien l’oreille, on percevait comme des bribes, des rumeurs de musique, mais comme on n’en avait jamais entendu, d’une beauté !… Rien à voir avec nos crins-crins et le bastringue du samedi soir.
Ouais, on était subjugué. Et on n’était pas les seuls : les marchands avec leurs convois n’étaient plus pressés du tout, ils regardaient et ils écoutaient, ils ne ronchonnaient plus, tout le monde était tranquille, paisible, pacifié, presque heureux d’être là.
Et puis, nous avons vu arriver toute une escouade dans la pénombre, qui s’approchait de notre campement ; on a eu peur sur le coup, mais non ! ce n’était pas la flicaille, c’étaient des bergers qui venaient de là-bas où avait brillé la lumière qui avait disparu maintenant. On leur a demandé, et ils nous ont expliqué que c’étaient des anges qu’ils avaient vus tout à coup. Ça, on était prêt à les croire, car les bergers, c’est des gars à qui on ne la fait pas. Oui, ils somnolaient tous plus ou moins, ils prêtaient attention quand même au feulement, à la grande respiration de leurs troupeaux, les chiens ne grognaient pas. Et d’un coup, tout d’un coup, cet éblouissement qui les a surpris…
… et puis un ange qui leur a parlé, qui leur a dit qu’un sauveur était né, pour eux les métèques, les moins-que-rien, et pas que pour eux, pour tout le peuple – et donc, pour nous aussi, même si les grands et les gros nous considèrent comme de la racaille. Et l’ange leur avait donné un indice, oh ! pas grand-chose, il fallait donc se bouger, il fallait y aller et chercher.
Oh ! rien à craindre, pas la peine de se rendre à la Préfecture ou au tribunal de Grande instance. C’était dans une étable, ça leur parlait à eux, les bergers, c’était leur domaine, ça puait peut-être le suint, la sueur et la bête, mais c’est là qu’ils devaient trouver un bébé, oh ! pas dans des layettes de luxe, pensez donc, dans une mangeoire : il n’y avait même pas de berceau !
Et puis après, ils ont été quand même un peu estomaqués sur le coup, il y a eu plein d’anges, des choristes et des instruments en veux-tu en voilà ! Et dans le fond il y avait un orgue formidable, puissant et doux à la fois, mais on ne le voyait pas. « On n’en croyait pas nos oreilles », qu’ils nous ont dit. L’un d’entre nous qui écoute souvent en sourdine Radio Classique sur son transistor, nous a dit : « Eh ! les gars, moi je vais vous dire, c’est aussi grand que du Bach, mais, vous pouvez m’en croire, ça me donne autant de bonheur que du Mozart ». Nous, on ne pouvait qu’être d’accord et de son avis.
Alors, voilà ! Maintenant, on va voir ce que l’ange nous a annoncé, parce que c’est vraiment une bonne, eh oui ! une heureuse nouvelle. Ils avaient avec eux quelques-unes de leurs bêtes qui les avaient suivis, comme si elles aussi voulaient être de la réjouissance. Ça les ralentissait un peu, mais ce n’était pas grave. Nous, on s’est interrogé : alors, on y va ? Ben oui, pourquoi pas ? Mais il y en a eu qui ont voulu rester, par solidarité, qu’ils nous ont dit. Soit !
Et on est tous arrivés dans Bethléem endormie. Les bergers ont eu vite fait de trouver, ils ont du flair, ces gars-là ! Et ils ont expliqué à toute la famille qui était là et qui les a vus débarquer dans l’arrière de la maison, là où dorment les bêtes. Tout le monde était très étonné de ce qu’ils racontaient, mais les bergers étaient sûrs d’eux, catégoriques, pour une fois qu’on leur laissait la parole. Dans la mangeoire, c’est vrai, il y avait un tout-petit, un poupon, tout fripé comme les nôtres quand ils viennent de naître, et ses langes, c’était pas de la dentelle ni du brocard ! Un petiot comme les nôtres, que je vous dis, et puis, à première vue, sa mère, une toute jeune femme, fatiguée bien sûr, mais radieuse comme jamais. Et puis un monsieur, jeune lui aussi, presque timide et qui ne disait rien, émerveillé lui aussi comme on l’est tous, surtout quand c’est la première fois ; mais lui, il y avait quelque chose de plus, comme un recueillement. On n’osait pas bouger, à peine respirer, les bêtes tout pareillement. On était tous bien…
Le petiot dormait ; on a appris qu’ils l’avaient appelé Yehoshouah – ça veut dire « Dieu sauve », et c’était vrai, la mort et le deuil et la tristesse semblaient bien loin ! Enfin, ils lui avaient donné ce nom-là parce qu’un ange était venu pour leur dire qu’il en serait ainsi. Décidément, les anges ont vraiment fort à faire ces temps-ci ! Il y avait du sang un peu partout, normal : un accouchement !… Mais on se foutait pas mal de ce que les curés nous rabâchaient sur ce qui était impur et les précautions qu’on devait prendre. De toute façon, impurs, on l’était tous, alors un peu plus, un peu moins…
Alors les bergers – ce sont des métèques, d’accord, mais bien élevés à leur manière -, ils ont offert les cadeaux qu’ils avaient sous la main, un ou deux agneaux se sont retrouvés comme ça devant le berceau improvisé, en bêlant doucement, presque tendrement ; un autre avait une bougie, il était assez fier, ça sortait de l’ordinaire ; un autre a tendu une jatte de crème à la jeune maman, ça la réconfortait, c’était bon, et elle lui a souri.
Nous, on n’avait rien ; alors, on a offert nos casaques presque dorées. C’était du meilleur effet quand on les a étendues comme un tapis de lumière, presque comme un scintillement d’étoiles. Mais c’était plus encore que l’on offrait avec : ce qu’on offrait, c’était notre attente d’un bonheur qui n’était pas venu, dont on avait cru qu’il ne viendrait jamais, et, en même temps, notre renonciation à la joie qu’on ne trouve toujours pas, notre désir fou d’espérer quand même, et la peur de ne pas y parvenir malgré tout. Et puis on est reparti avec les bergers….
… Et autant ils étaient aux aguets, presque graves, à l’aller, autant, au retour, leur joie n’y tenait plus et s’est donné libre cours. Ils ont commencé à chanter, à improviser, il y en a trois qui ont sorti de leur musette un pipeau, une flute et un galoubet, et un quatrième s’est mis à frapper sur un tambourin, comme Myriam, la sur de Moïse, au bord de la Mer Rouge : ça sentait la délivrance… On a réveillé les braves gens et les bourgeois de Bethléem, c’est sûr, mais personne n’a protesté en ouvrant ses volets ; mais après tout, ce bon peuple prenait le relais des anges musiciens avec les moyens du bord.
Et ils sont retournés auprès des troupeaux, à la vie ordinaire, la vie de tous les jours : rien n’avait changé, mais rien n’était plus pareil. On a retrouvé les copains au rond-point. On leur a expliqué pourquoi on n’avait plus de casaque. Ils nous ont dit : « Bon, d’accord, c’est votre point de vue ». C’est bête, cette longue attente des hommes, finalement elle n’est pas vaine et notre vie, finalement, n’a de prix qu’à cause de cette attente-là un peu folle. On le savait maintenant, on avait de bonnes raisons d’espérer et de croire. Tout ça à cause du petiot.
Rueil-Malmaison, Nuit de Noël 2018
Sainte-Thérèse