Désert…, solitude…, silence…, attente – Luc 3,1-6
Par le Père François Marxer
L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode étant au pouvoir en Galilée, Philippe, son frère, tétrarque d’Iturée et de Trachonitide, Lysanias tétrarque d’Abilène, les archevêques étant Hanne et Caïphe…
Tiens, on est revenu au format d’avant, au format réduit… Depuis quelques années, on s’était habitué au grand déploiement, ils venaient à vingt pour se rencontrer, les potentats de la terre habitée, ils venaient pour le G 20. Le résultat souvent en est bien maigre : un communiqué commun et insipide, plein de bonnes intentions, comme il y a peu à Buenos-Aires, et des recommandations qui n’obligent personne. Et chacun repart chez lui, satisfait d’avoir donné au monde entier l’image d’une unanimité rassurante qui ne trompe personne.
Mais là, comptez bien, ils sont sept, c’est donc le G 7 qui plastronne, comme jadis. Ils sont tous sur la scène du pouvoir, pompeusement, officiellement, tous leurs titres dehors. Ils affichent tous et chacun une parcelle de pouvoir, mais ce n’est là qu’une apparence. Ils sont tous en concurrence les uns contre les autres, essayant d’empiéter subrepticement le territoire de l’autre et éventuellement de ne pas se faire mordre à son tour. De toute façon, tout ce théâtre, bien banal à certains moments, n’est jamais qu’apparence : tous, ils sont plus ou moins dans la main de l’empereur, de Tibère, pour y picorer ce qu’il veut bien leur octroyer, c’est sa méthode à lui, diviser pour régner, et ça marche. Tous, ils vont réapparaître quelques mois après, quand il s’agira de juger le Galiléen de Nazareth et de l’exécuter selon les exigences du droit – il faut faire les choses proprement, n’est-ce pas ? Et proprement, ils dévoileront ce qu’ils sont les uns et les autres, ce qu’ils ont dans le ventre. Mais ceci est une autre histoire. En attendant, qu’ils le sachent bien, oh certes, ils ont des miettes de pouvoir entre les mains, mais la puissance est ailleurs.
La puissance, elle est en face, de l’autre côté du fleuve. Elle s’est emparée d’un homme, un dénommé Yokhanan – ça veut dire : Dieu est grâce, Dieu fait grâce, tout un programme ! -. Et ce Yokhanan, sur la rive du fleuve, est à l’orée du désert. Le désert, ce grand espace, immense, de silence et de solitude. Un immense silence, mais non pas vide, mais dense, bruissant, perceptible. Un silence qui a de quoi nous faire toucher le silence de notre Dieu, un silence aussi, celui-là, et qui dure. Tant de générations qui n’ont pas vu se lever un prophète, le Ciel fermé, la terre abandonnée ! Et ça dure depuis la déportation à Babylone jusqu’au silence d’Auschwitz. La Parole de notre Dieu aurait-elle pris le chemin de l’exil ? Et pour aller où ?
Le désert, ce grand silence muet, où nous voilà ramenés, livrés à notre solitude. Bien sûr, dans ce silence, le temps ne nous presse plus, plus d’obligations qui pèsent, d’urgences à quoi devoir répondre. Mais la solitude n’est peut-être rien, dans ce grand silence qui s’impose et oppresse, nous nous rendons compte que nous sommes esseulés, c’est pire. Comment le supporter ?
Comment le supporter, comment l’endurer ? Ce te sera possible si déjà, quand tu as commencé d’être un vivant, tu as été porté, tu as été regardé, que quelqu’un s’est intéressé à toi et que tu as été aimé, oh, tout juste un peu. C’est un début, et c’est suffisant. Mais, ceux qui sont revenus des camps de la mort ou des champs du carnage, où il faut tenir dans la boue, dans la cendre et dans la désespérance, nécessaire que tu aies eu quelqu’un à pouvoir aimer, à pouvoir apprécier, à pouvoir estimer. Oh, pas grand-chose, juste un tout petit peu d’amitié. Mais cela suffira. Être esseulé, vois-tu, c’est de ne pas – ou de ne plus – pouvoir aimer. Et c’est cela souvent la grande misère des gens de pouvoir qui collectionnent alcools et maîtresses. Des substituts pathétiques. Comme notre Dominique national qui est prêt, au dire de l’un de ses proches, à donner son corps à la nation. Il est vrai qu’il a montré par le passé combien il était prodigue d’une telle générosité…
La solitude, c’est autre chose, elle n’est pas imposée, contrainte, elle n’est pas choisie non plus, elle est donnée. Être seul ainsi, presque sauvagement, c’est alors qu’il est donné d’éprouver une plénitude. C’est là qu’il faut faire la différence entre être exclu et être reclus. Être exclu – on s’en plaint à juste titre, on ne l’a pas choisi et c’est mauvais…..
….Être reclus, c’est autre chose : on l’a choisi, c’est même un mode de vie que choisissaient des chrétiennes surtout, au Moyen-âge, leur reclusoir étant adossé aux murs d’une église. Et, tenez, que je vous parle d’une éminente personnalité de ma bonne ville de Nancy, connue de tous : le Polu – c’était son nom – était un ancien professeur, fort savant, passionné du grec et du latin, qui vivait dans une carcasse de 2 CV totalement déglinguée, en compagnie d’une montagne de livres et de textes antiques, pour le plus grand bonheur des lycéens et des prépa. du lycée Poincaré qui allaient le consulter sur son terrain vague, dès qu’ils éprouvaient une difficulté de version latine ou grecque. Et Polu traduisait à vue et sur le champ. Et, aux jours de messes officielles à la cathédrale, le Polu venait prendre place au premier rang à côté des officiels et autres V.I.P., priant dévotement la messe dans un paroissien latin. Et il était bien le seul à faire ainsi.
Telle est la solitude en sa puissance : on la reçoit parce qu’elle est donnée, mais tout n’est pas donné d’un coup, parce que nous ne pouvons pas tout recevoir d’un coup ; c’est la loi de l’amour, au fond, « l’amour la solitude », comme les a si bien juxtaposés le poète Éluard.
Autant dire qu’elle nous est donnée dans des rencontres, c’est une offrande d’amour qui nous est faite, et c’est cet amour qui nous sort du péril de l’esseulement. Souvent, ce n’est pas grand-chose, c’est un rien, un grain de sable, un rayon de miel, mais alors voilà que tout est ouvert sur un horizon immense qui va prendre la chair, l’esprit et le cœur, tout ensemble : dans un premier temps, on est méfiant, mais après, c’est autre chose : enfin on peut respirer à l’envi, et cela est bon.
Alors il peut arriver quand même qu’on en vienne à s’ennuyer, à se dégoûter des jours sans saveur, il peut arriver même qu’on aille à se perdre, qu’on soit inquiet terriblement, enfiévré d’angoisse ; c’est sans importance, car ce qui a été donné dans l’écrin de la solitude est toujours bien là, le joyau de l’amour et de la liberté qui en est le rayon étincelant.
Même si… parfois… Comme l’écrit Simone Weil, descendant aux enfers de la nuit : « Je sais bien qu’il ne m’aime pas. Comment pourrait-il m’aimer ? Et pourtant, au fond de moi, quelque chose ; un point de moi-même ne peut pas s’empêcher de penser en tremblant de peur, que peut-être, malgré tout, il m’aime » [Prologue à la Connaissance surnaturelle].
Évidemment, tout le monde n’a pas l’intrépidité et l’endurance d’une Simone Weil ! Et, dans ces moments où ça dérape, où ça se dérègle, on est comme ce gamin de prodigue qui aimerait tant se remplir le ventre des caroubes qui sont au menu des porcs, on se colle le nez et les yeux sur un écran, télé ou smartphone, on se repaît de divertissement. L’erreur de tous ces artifices, de ces festivités d’images tourbillonnantes, c’est que sans doute, tout est là, à portée des yeux, mais moi, je ne suis pas là. Me revoilà esseulé. Alors, pour retrouver le trésor de la solitude, il me faut revenir aux petits riens de la vie simple qui va exercer ma patience, cette patience indispensable pour traverser les zones mortes et regagner le grand, le vrai silence.
Car la solitude est une attente, l’attente de ce moment de grâce où l’amour se sentira chez lui. Attendre, cela veut dire laisser passer la pesanteur du temps, laisser passer aussi la pesanteur que l’on est soi-même pour soi-même, et surtout ne pas la fuir.
Attendre donc, et quoi attendre, sinon l’inattendu, l’imprévisible ? Oh, cet inattendu peut me blesser ou me contredire. Mais si je consens à ce silence qui bat au cœur de la solitude, je me rendrai compte que ce silence, ce silence du désert, est vivant, qu’il respire, loin d’être immobile et figé, qu’il bat la chamade autrement que par des mots, qu’il est une parole… Parole divine, qui sait ? En effet, comme l’écrivait Maurice Zundel, « Il n’y a que le silence qui nous révèle les abîmes de la vie », et il ajoutait (dans sa retraite de 1972 au Vatican) : «Le silence où Dieu se révèle à notre intimité, ne peut être qu’un silence vécu comme un secret d’amour… Il aboutit à un recueillement de tout notre être en ce point focal où il s’unifie dans la lumière divine… Il nous permet d’entendre, à la racine de nous-mêmes, cette musica callada, cette musique silencieuse qui est, pour saint Jean de la Croix, un des noms les plus émouvants de Dieu ».
Rueil-Malmaison, Saint-Joseph
8-9 décembre 2018
2ème dimanche de l’Avent (année C)