Non pas abolir, mais accomplir – Luc 21,25-28
par le Père François Marxer
Mais pourquoi donc est-il venu ? Il l’aura dit et il l’aura précisé lui-même : « Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir ». Oh ! s’il nous avait demandé notre avis, nous aurions préféré qu’il abolisse, comme ça, d’un coup, comme un magicien, tout ce qui nous pèse, toutes ces lourdeurs, ce qui nous écrase, les contrariétés – et elles ne manquent pas : les impôts que perçoivent l’occupant et puis aussi les fonctionnaires du Temple, les taxes que les gabelous exigent quand nous entrons dans la ville, et là, Zachée ou un autre veille au grain…
Oui, et puis abolir aussi le temps qui passe, qui nous englue pour filer droit à notre perte, notre disparition – et après, qu’est-ce qui nous attend ? le shéol ? pas brillant et guère réjouissant ; oui, ce temps qui aussi ne passe pas, ce passé qui vient habiter nos mémoires de souvenirs mauvais…
Il n’est donc pas là pour abolir – et, au fond, on n’ose pas trop le dire, mais on n’en est pas mécontent, car notre monde, notre histoire, qui ont beau être déglingués à souhait, après tout, nous y tenons. Eh ! nous n’avons pas le choix, il suffit qu’on ne nous demande pas de changer de mode de transport ou de véhicule et qu’on ne fiscalise pas le carburant à l’excès – bref, que tout reste en place et tout n’ira pas plus mal, n’est-ce pas ? D’ailleurs, M. Rudolf Diesel, l’inventeur du moteur qui porte son nom, ne nous a-t-il pas fait rêver d’un monde qui serait profitable pour tous, avec son invention, moins encombrant, moins vorace en énergie ? Bref, le bonheur équitable et pour tous ! Hélas ! on en a perçu de nos jours les effets désastreux sur nos santés. Et donc il ne faut pas croire les rêves et les utopies des ingénieurs qui fantasment admirablement sur leurs trouvailles !
Ainsi, abolir ne nous satisfera pas, mais maintenir est une illusion. Lui est venu ni pour l’un ni pour l’autre, mais pour accomplir. L’accomplissement, c’est autre chose que la révolution joyeuse, le paradis à portée de main ; c’est le fruit patient d’une longue et lente maturation, au terme de quoi les choses parviennent à leur perfection, voire même à leur excellence, tout cela qui était en germe et qui les constituait secrètement, et qui se déploie dans une éclosion généreuse.
Autre manière de dire : c’est le renouvellement de toute chose qu’il envisage. Non pas l’irruption de la nouveauté brutale, du jamais-vu qui séduit ou qui intrigue – d’ailleurs, ce vieux ronchon d’Ecclésiaste nous en a avertis : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, vanité des vanités, tout est vanité », de quoi doucher les enthousiastes de la nouveauté, du ça-vient-de-sortir, ou du vu-à-la-télé !
Renouveler, c’est autre chose, et lui-même ne s’en cache pas : « Voici que je fais toute chose nouvelle ». Pas de modification soudaine, inédite, mais on reprend les choses en leur état, on les travaille, on les pétrit, on les féconde, et elles font plus que s’améliorer – cela, c’est ce que viserait une réforme – mais elles dévoilent un autre visage, une autre allure, qu’on n’avait pas aperçus jusque là et qui étaient pourtant bien au cœur des choses. Révélation : une métamorphose à l’évidence, et pourquoi pas, puisque c’est lui qui est à la manœuvre, une théomorphose.
Tenez, puisque nous entrons dans l’hiver grincheux où notre bouche appréciera marrons et châtaignes, fèves, potimarrons, topinambours et autres tubercules, les mois durant, nous aspirons à ce printemps où nous pourrons – enfin – goûter les carottes nouvelles et les pommes de terre nouvelles dont la saveur et le parfum supplanteront sans peine celles qui nous auront accompagnés, vaillamment, fidèlement, modestement, pendant ces mois de la mauvaise saison ; et ces bons légumes délectables au palais – qu’y aura-t-il de mieux qu’une bonne jardinière ?- seront promesse d’une vitalité renouvelée.
D’ailleurs, c’est avec une parabole végétale qu’il aura attiré notre attention, il y a quinze jours, sur cet accomplissement et les présages qui l’annoncent. Un arbre fruitier, le figuier : cette poussée de sève précoce, ces jeunes feuilles qui apparaissent au bout des branches attendries qui semblent se réveiller et s’étirer, autant de signes d’un renouveau floréal qui va exploser de bonheur.
Or, si j’en crois la tradition rabbinique, c’était un figuier, sachons-le, qui était planté au centre du Jardin premier, c’était l’arbre de la connaissance. À voir, mais de loin, sans y toucher – au mieux, te prélasser sous son feuillage qui donne une ombre appréciable ; tu le vois bien – il est au centre -, mais tu ne dois pas en manger. Un interdit qui est la meilleure façon d’inviter à en goûter pour en voir les effets. Et Ève, qui n’est pas idiote, s’avise qu’il est agréable à voir et désirable à consommer, ce fruit savoureux. Ben ! elle a raison, et… on connaît la suite !
Découverte de la Sagesse : ils s’aperçoivent, ils prennent conscience qu’ils sont nus. Comme le serpent. C’est ainsi qu’on traduit le plus souvent le mot hébreu arôum, mais on pourrait aussi comprendre : complexe, rusé. Ils n’y songeaient pas le moins du monde et ça va sérieusement compliquer leurs relations, comme vous savez : chacun va se défausser : c’est pas moi, c’est l’autre, c’est de ta faute ; eh ! on connaît la musique !
Alors, après cette découverte expérimentale : ils sont des êtres complexes, c’est aussi clair que désagréable, capables de mentir et susceptibles de dissimuler, de se défiler. Le renouvellement, l’accomplissement, ce sera de parvenir à être simple. Je n’ai pas dit « simpliste », des benêts naïfs, simples d’esprit, comme on dit : non, ce n’est pas cela, car notre intelligence sera toujours et de plus en plus redoutablement perspicace, mais notre volonté, elle, sera loyale, sera franche, et ainsi devenir simple comme Dieu est simple, c’est-à-dire sans faux-fuyant, clair, net, sans hypocrisie ni masque d’un langage contourné (ces fameux « éléments de langage » chers à la langue des menuisiers(1) !). Ce qui veut dire aussi se débarrasser du souci de l’image-de-soi, de la préoccupation du personnage pour pouvoir être – enfin – une personne (en effet « pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu’un ? » demandait Maurice Zundel(2) à la suite de Flaubert).
Seulement voilà, ce n’est pas la route que les hommes ont choisie : de complexes qu’ils sont, ils sont devenus compliqués et ils vont emberlificoter tout l’ordre du monde que voilà contaminé par le désordre qui, jusqu’ici, se faisait jour dans l’histoire : guerres, soulèvements, conflits entre les nations ; et vont donc suivre pestes, famines, épidémies ; tout se dérèglerait-il ? Eh bien ! relisez le témoignage d’Emmanuel Carrère(3) : D’autres vies que la mienne, et vous aurez la réponse. Désordre dont notre tardive préoccupation écologique a fini par prendre conscience : alors, taxer les polluants, oui, pourquoi pas ? mais réduire le génie imaginatif des activités militaires, ça ne serait pas mal non plus !
Le monde est dans la tempête, « affolé par le fracas de la mer et des flots ». Le même effroi, la même angoisse qu’avaient ressentis les disciples dans la barque secouée par les paquets de mer, ballotée de babord à tribord, chavirant sous les coups des flots furieux, et ceux qu’on appellera plus tard « les colonnes de l’Église », Pierre, Jacques et Jean, étaient à bord, et ils n’en menaient pas large, comme les autres…
L’effroi et l’angoisse : nous n’y échapperons pas si nous faisons nôtres les techniques du monde, si nous adoptons les manières de penser du monde qu’on avait cru pouvoir domestiquer et apprivoiser en les peinturlurant de spirituel. Voire !…
Alors qu’il nous est dit : « Lorsque cela arrivera, redressez-vous et relevez la tête… » C’est le mot d’ordre, car autant dire : le Royaume de Dieu est tout proche.
Vous n’êtes pas convaincus ? Alors je vais invoquer – voyez à quoi je m’expose ! – le point de vue tout à fait inattendu, d’un philosophe marxiste pur sucre, Theodor Adorno(4), qui écrivait dans ses Minima Moralia , publiés en 1970 :
« La philosophie, de l’unique manière dont on puisse encore la prôner aujourd’hui face au désespoir, serait de tenter de considérer toute chose comme elle se présente, du point de vue de la Rédemption. La connaissance n’a pas d’autre lumière que celle qui luit sur le monde à partir de la Rédemption. Tout le reste sinon s’épuisera dans la reconstruction et ne sera qu’un fragment de technique ».
Rueil-Malmaison, 1er et 2 décembre 2018
1er dimanche de l’Avent (année C)
Saint-Joseph et Notre-Dame de la Compassion
Notes du copiste
1) Pourquoi les menuisiers ? parce qu’ils pratiquent évidemment la « langue de bois »
2) Maurice Zundel : prêtre, théologien, mystique suisse (1897-1975)
3) Emmanuel Carrère : écrivain et scénariste (fils d’Hélène Carrère d’Encausse), né en 1967 D’autres vies que la mienne a été publié en 2017
4) Theodor Adorno : philosophe, sociologue, compositeur et musicologue allemand (1903-1969)