le Christ Roi de l’univers – Jean 18,33b-37
Par le Père François Marxer
Maintenant qu’il avait été exilé dans les sombres contrées de la Gaule Celtique, le gouverneur, Pontius Pilatus, vieillissait, et il vieillissait mal. Il avait perdu la confiance de l’empereur, et à cette heure du soir où un soleil blafard se couchait sur un horizon de sombres forêts habitées de brumes épaisses et perfides, il sentait que sa vie le quittait, ou plutôt que c‘était lui qui quittait la vie, et il la quittait sans gloire, frappé par la disgrâce.
La pénombre gagnait, et il se plut à regretter l’enchantement solaire, cette lumière vigoureuse qui inondait les terres de l’Orient où il avait connu le meilleur de sa carrière. Surtout en cette Palestine tapageuse, compliquée, insoumise. Il avait en main le pouvoir et il l’exerçait loyalement, mais sans état d’âme : il n’était pas un sentimental, un poète encore moins, peut-être était-il un cynique, froid, à sa manière – aussi s’étonnait-il à l’instant d’avoir son âme envahie de nostalgie par ces collines de Judée et de Samarie, par les rivages opulents de Césarée qui bordaient Mare nostrum…
Loyalement, mais sans état d’âme : il était un guerrier, après tout ! Et on lui avait reproché sa brutalité ; il n’était pas un politique, lui, il n’était que bien peu porté à négocier… surtout avec ces Orientaux retors et cauteleux, et il était peu disposé à arrondir les angles pour obtenir un compromis. Et il y avait eu cette affaire des Galiléens qu’il avait fait froidement massacrer au moment où ils offraient un sacrifice à leur dieu, il n’avait pas fait de détails quand bien même c’était un moment de prière : ne fallait-il pas se méfier de tous ces attroupements qui se donnaient toujours de louables motifs, toujours pacifiques, et c’était souvent là qu’ils complotaient leurs attentats au couteau – ces damnés sicarii vous faisaient en un tour de main une boutonnière définitive. Alors, il valait mieux prévenir…
Mais là, ce jour-là, il était allé trop loin. L’affaire était remontée jusqu’à Rome, et cela n’avait pas plu. L’opinion de la Cour l’avait désavoué. Rome avait le culte de la force, Rome pacifiait, écrasant au besoin toute tentative de révolte, sans remords, mais sans excès non plus. La cruauté gratuite presque sauvage n’était pas admissible. Et il en avait fait les frais.
Il était seul, absolument seul. Et dans ces moments-là, il repensait à sa femme, qui était morte voilà dix ans déjà. Claudia Procula était l’amour de sa jeunesse, il l’avait toujours aimée, et, étonnamment, elle seule. Pas de maîtresse ni d’aventures ; il avait beau être brutal comme on le lui reprochait, il était un homme droit avant tout.
Claudia Procula, une fois, l’avait inquiété, et cette inquiétude ne s’était toujours pas dissipée encore maintenant. Il était en poste en Palestine et, comme il le devait, il était monté à Jérusalem au moment des jours de la Pâque, qui est la grande fête annuelle des gens du pays. Il fallait maintenir l’ordre, des échauffourées, des émeutes même étaient si vite arrivées !
Cette année-là, ça ne s’était pas bien passé. Comme toujours, on lui avait demandé de rendre la justice – c’est lui qui avait le pouvoir, n’est-ce pas ? – et on maquillait les affaires pour que sa sentence soit conforme à ce qu’avaient décidé les autorités locales, souvent secrètement. À bon entendeur, salut : c’était le principe. Mais là, vraiment, cette parodie de procès puait la filouterie et l’iniquité à plein nez. Lui, un peu embêté, agacé surtout de l’acharnement de ces canailles de grands-prêtres qui exaspéraient la foule qui ne demandait que du sang, que du spectacle. Alors il avait fait flageller le prévenu et l’avait fait venir, couvert d’une loque rouge, écarlate comme la chlamyde que portait l’empereur, et couronné d’épines, il avait même en main bêtement un roseau comme un sceptre dérisoire. C’était pitoyable, cette pantomime grotesque. L’homme ruisselait de sang, il l’avait fait asseoir sur son siège de gouverneur comme si c’était un trône. Il leur avait dit à tous qui grondaient de fureur : « Voici l’homme. Alors vous êtes contents ? » Eh bien non, ça ne leur suffisait pas. Les banderilles ne les satisfaisaient pas, comme dans une corrida, ils voulaient la mise à mort, le sang les excitait…
Il ne savait plus quoi faire. C’est à ce moment-là que sa femme, Claudia Procula, lui a fait dire par sa suivante, Praxède : « Ne t’occupe pas de l’affaire de ce juste, j’ai fait un rêve à son sujet, c’est comme un présage. » « Ce juste », avait-elle dit, et lui devait rendre justice ! Alors, pour s’en sortir, il s’en était lavé les mains. Ostensiblement. Il ne voulait pas prendre de responsabilité dans ce traquenard. Façon de s’innocenter en quelque sorte, mais peut-on s’innocenter soi-même, de son propre chef ?
Il avait cru s’en être tiré à très bon compte, mais en fait, depuis ce jour-là, il n’était pas tranquille. À l’évidence, il avait été injuste. Par lâcheté peut-être, et, pour un officier, quand même ce n’est pas propre. Et puis surtout, il se rappelait nettement les mots du prévenu quand il l’avait interrogé. Étonnamment calme, cet homme, presque souverain – et Pilate s’était senti mal à l’aise -, il avait tout de suite déplacé la question à des hauteurs auxquelles Pilate n’était guère habitué. C’était de vérité qu’il était question, et d’apporter témoignage à la vérité. Pilate ne savait plus où se mettre : il s’en rendait compte : Rome avait la force, Rome pacifiait, matait les révoltes, mais la puissance était ailleurs, Rome était impuissante. D’ailleurs, le Galiléen le lui avait fait sentir, non sans quelque insolence presque : « Tu n’aurais aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut ». Et Pilate avait bien compris que cet en-haut-là, ce n’était pas le trône impérial, que ça venait d’ailleurs, mais d’où ?
Alors, pour s’en sortir, était-ce par lassitude ou par inquiétude, il n’aurait su trop dire, il avait conclu l’entretien d’un « Qu’est-ce que la vérité ? » Ça lui donnait une allure de sceptique qu’il n’était pas au fond. Mais il n’avait toujours pas la réponse.
Quand il s’était retrouvé à Rome avec sa femme pour solliciter un retour en grâce – en vain ! -, Claudia Procula avait entendu parler du Galiléen qu’on avait crucifié. Il est vrai qu’elle s’était détachée de la religion impériale qui ne la satisfaisait guère – de la pompe, des apparences, c’était creux et l’âme restait vide -. Alors, elle s’était intéressée aux religions mystérieuses et secrètes qui venaient de l’Orient : elle fréquentait les temples de Cybèle et d’Isis, et parfois je l’accompagnais. Mais sans ferveur. Un jour, en prêtant attention aux chuchotements de ses suivantes, elle a entendu parler du Galiléen que j’avais exécuté en bonne et due forme – la croix, c’est définitif, on ne peut pas s’en tirer – et on disait qu’il était vivant.
De fil en aiguille, elle avait eu connaissance d’une adresse dans le quartier misérable de Subure, une banlieue populaire où prospérait la prostitution. Il y avait là les fidèles du Galiléen. Elle s’y était rendue de nuit avec Praxède, elle avait eu du mal à se faire accepter : Claudia était une grande dame, elle ne pouvait le cacher, et on se méfiait d’elle, surtout quand elle a dit de qui elle était l’épouse. Elle a assisté à la réunion de prière, et elle a entendu mon nom dans les paroles récitées par ces croyants : « Crucifixus etiam pro nobls sub Pontio Pilato, passus et sepultus est… ». Elle en a été bouleversée : mon injustice à moi était évidente, pas accusée le moins du monde, mais affirmée, déclarée. Claudia a demandé que mon nom soit supprimé, qu’on n’en parle plus, elle était prête à payer ce qu’on voudrait, mais ça n’a pas marché. Alors elle a voulu savoir, elle est revenue dans ce quartier si mal famé, elle a découvert qui était ce Galiléen de Nazareth si étonnant, et elle, la grande dame, elle est entrée dans cette communauté d’esclaves et de misérables. Elle y a retrouvé avec stupéfaction d’ailleurs une de ses meilleures amies, la noble Julia.
À cette heure du soir, Pilate somnolait. Perdu dans ses souvenirs, il refaisait l’histoire de sa vie, le parcours de ses heures d’amour et de ses heures de gloire, et puis, pour finir, cette tache indélébile comme du sang. Et cette question restée sans réponse et qui le taraudait. Même Claudia n’avait pas pu lui donner une réponse… Il appela pour qu’on prépare son coucher. Mais ce n’était pas son esclave familier qui entrait et s’avançait vers lui. Ils étaient trois : deux au visage indéchiffrable, éclatant de splendeur, déployant des ailes de lumière, et entre eux deux, un serviteur qu’il ne connaissait pas, habillé de hardes, de loques plutôt rouges, sa chevelure en désordre toute constellée de caillots de sang. L’homme tenait à deux mains un bassin. Il s’avança, entouré des êtres de lumière, il se mit à genoux devant le gouverneur stupéfait, et il se mit à lui laver les pieds. Pilate n’osait dire un mot, mais il se demandait…. L’homme releva la tête, et Pilate le reconnut : c’était lui, le Galiléen crucifié à Jérusalem. Il regardait Pilate de ses yeux d’immense et souveraine bonté. Alors Pilate comprit, il savait ce qu’était la vérité. Il avait la réponse… enfin ! et il s’endormit dans l’éternité.
Rueil-Malmaison, 25 novembre 2018
Solennité du Christ Roi de l’univers
Saint-Pierre/Saint-Paul