Les promesses de l’aube au cœur des ténèbres (1) – Marc 13,24-32
Par le Père François Marxer
Les controverses sont désormais terminées, et c’est maintenant le moment des prophéties. Nous écoutons le diagnostic que la Sagesse de Dieu émet sur le monde des hommes, la Sagesse qui établit comme autant de symptômes de la destruction, de la déstructuration, de la défection de ce monde : « grande détresse, le soleil s’obscurcit, la lune n’éclaire plus, les étoiles tombent du ciel et les puissances cosmiques sont ébranlées… » Voilà qui relève du discours de l’Apocalypse.
Évidemment, dirons-nous, nous qui voyons le soleil se lever chaque matin, plus ou moins paresseusement, émergeant des fumigations industrielles et des brumes riches en particules fines, évidemment ces annonces méritent que nous les comprenions comme des symboles, des suggestions poétiques, fort utiles pour nous réveiller de notre torpeur et de notre mollesse.
Encore qu’il ait pu se produire, à un moment ou un autre de notre histoire, des phénomènes inquiétants d’un obscurcissement tenace de la lumière du soleil : ainsi – simple exemple – ce nuage de brouillard épais à peine troué de rares coulées de lumière qui enroba la ville de Byzance en 1453. Un nuage de cendres qui provenait de l’explosion, l’année précédente, de la gigantesque explosion du volcan Kuwae au cœur de l’archipel du Vanuatu, nuage de cendres et de fumée qui voyagea au gré des vents de haute atmosphère, qui entraîna la glaciation des printemps, ces années-là, en Chine, et cette obscurité permanente au-dessus de Constantinople, présage qu’on s’empressa d’interpréter comme l’annonce de la fin du monde, au moment même où les troupes musulmanes de Mehmet II assiégeaient la ville : les habitants perdirent tout courage de résister pour la plupart, et la capitale de l’Empire d’Orient fut prise et saccagée.
Mais encore, de tels événements météorologiques sont suffisamment rares et exceptionnels – et… passagers ! – qu’on n’y voie pas l’objet même de la prophétie de Jésus. Alors, faut-il se rassurer et pouvons-nous dormir sur nos deux oreilles ?
J’ai prononcé le mot d’Apocalypse. Et du coup, comment ne pas entendre le titre du film de Francis Ford Coppola, Apocalypse now ? Beaucoup d’entre nous, je pense, ont en mémoire ce « voyage au bout de la nuit »(2), cette décomposition de l’humanité qui s’abandonne à l’horreur – c’est le dernier mot, le mot ultime, qui sera prononcé dans le film. Cette fiction « au cœur des ténèbres »(3) ne le cède quasiment en rien à ce que les images de notre présent qui déferlent sur nos écrans nous font ressentir de stupeur et de sidération quand souffle le vent noir de l’histoire. Il y a cent ans, nos aïeux pensaient en avoir fini quand s’achevait ce qu’ils croyaient être « la der des der ».Et notre recueillement de dimanche dernier, à nous, leurs descendants, recevait « la promesse de l’aube »(4) qui s’était levée au petit matin sur la clairière de Rethondes. – Mais, deux jours après, 13 novembre, c’était un autre anniversaire, infiniment plus proche, qui nous prenait à la gorge, cette vague d’attentats, semant la terreur, qui nous rappelait, quand nous n’y croyions plus, que l’entreprise d’extermination des humains, inaugurée dans la Grande Guerre, s’était méthodiquement, industriellement, poursuivie au long du siècle et que, de cette comète du malheur, nous étions, dans notre Europe apparemment paisible, à nouveau visités.
De quoi être plus qu’inquiets, angoissés même, désemparés. Quoi penser et que faire ? On connaît les réponses des autorités politiques, elles sont à la mesure des moyens dont elles disposent. Mais tout n’est pas dit, car « quelle lecture faire de tout cela, se demandait Frédéric Boyer la semaine passée, quelle est notre responsabilité d’interprète, de lecteur du mal que subit le monde autour de nous ? » Lire le mal, interpréter les malheurs, voilà qui nous réclame un effort d’intelligence pour déchiffrer ce monde, le nôtre, qui est « devenu littéralement im-monde. Un non-monde, défiguré », comme ces Gueules cassées de 14-18 – relisez, je vous en prie, le roman de Marc Dugain, La Chambre des officiers, ou regardez le film -, ces mutilés qui sont l’exact miroir de notre monde qui n’a plus figure humaine……
…..La parole apocalyptique nous aidera à donner une interprétation du malheur présent, de la folie présente – et là-dessus, les États-Unis d’Amérique paraissent pour le moment imbattables, encouragés à la déraison par un pouvoir parfois irresponsable dans ses réactions.
Revenons à notre évangile. L’apocalypse au livre de Marc est d’une extrême sobriété, surtout si on le compare à l’Apocalypse de saint Jean, le dernier livre du Nouveau Testament, qui, lui, regorge d’animaux fantastiques et de massacres effrayants. Le langage de notre évangile est concis, il est sobre, mais nous n’en voyons que mieux la vision obscurcie, aveuglée, peut-être coupable (de lâcheté, qui sait ?) que nous avons de notre monde, redisons-le, immonde.
Ces versets de l’Évangile, au fond, proposent un remède, une thérapie spirituelle de nous faire voir ce qu’il en est et que nous ne voulons surtout pas voir : de quoi interpréter et nous faire pénétrer au-delà de nos impressions, dans ce qui est « le mystère du monde »(5).
Le mystère du monde : et ce mystère est double. Déjà, indiscutable, le mystère de l’impiété, de la malignité, de la perversité, qu’il faut bien se résoudre à constater, car toutes les explications, toutes les justifications du Mal s’effondrent piteusement quand on voit ce dont l’homme est capable, ce « mal que l’homme fait à l’homme », comme s’en attriste la philosophe Myriam Revault Allonnes, et en face, n’y aurait-il pas que « la faiblesse du vrai » ?
Mais pas moins, autre face de ce mystère, la présence secrète de l’Incomparable, dont le nom de l’Archange cité au livre de Daniel porte bien haut le reflet : Mi-ka-El, « qui est comme Dieu » ? À l’évidence, personne ! Et ce surgissement, cette fulguration de l’Incomparable, du « Fils de l’homme avec grande puissance et grande gloire », dans la détresse du monde, est ce kairos que nous attendons .
Kairos : le mot revient sans cesse dans les pages apocalyptiques, mais aussi chez saint Paul (au chapitre 13 de l’Épître aux Romains : « C’est le moment, l’heure est venue de sortir de votre sommeil, rejetons les œuvres des ténèbres, revêtons les armes de la lumière… »). Kairos, c’est le moment décisif, mais non programmable, non prévisible, qui pourra paraître relever du hasard alors qu’en fait il est lié à l’absolu – et c’est pour cela qu’il est non-maîtrisable. Moment décisif, d’une fulgurance inouïe – comme l’éclair qui traverse le ciel, dira saint Luc…
Envisager l’avènement de ce kairos, paisiblement, obstinément, envers et contre tout… et tous !, c’est se maintenir en espérance. Dans le temps présent, où même les forces des ténèbres infestent l’Église du Christ – sinon, pourquoi le pape François nous aurait-il demandé, dans sa Lettre au Peuple de Dieu, du mois d’août dernier, le jeûne et la prière, qui sont les deux remèdes préconisés par l’Évangile pour le démoniaque, lequel a l’astuce de n’être jamais spectaculaire ?
Petite parabole à notre usage selon Marc : le figuier – le figuier qui, rappelons-le, est l’arbre de la sagesse, c’est sous le figuier que se reposait Nathanaël qui ruminait avant de rencontrer – quel éblouissement ! – Jésus, le Fils de l’homme, le roi d’Israël – le figuier, autre sagesse, qui préserve la pudeur : Adam et Ève, quand ils se sont aperçus qu’ils étaient bêtement tout nus et pas fiers de l’être, ne se sont-ils pas bricolé des pagnes en feuillage de figuier pour paraître présentables ? Et dans le temps du figuier, dernière sagesse : ce presque-rien, cet à-peine-perceptible, de la première montée de la première sève. Sans se raconter de fadaises, la lucidité croyante repère ces « jeunes pousses »(6) si prometteuses. Et il y en a dans notre monde “starless and bibleblack”, comme dit le poète Dylan Thomas(7), notre monde « sans étoile et d’un noir de Bible ».
Le Fils de l’homme est tout proche, à notre porte. Serons-nous assez prompts pour lui ouvrir ?
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
18 novembre 2018
33ème dimanche du temps ordinaire (année B)
(1) ce titre est du copiste
(2) œuvre de Céline
(3) œuvre de Joseph Conrad
(4) œuvre de Romain Gary
(5) Eberhart Jungel, Gott als Geheimnis der Welt
(6) traduction du grec νεόφυτος (= “néophytoss”) = neophyte
(7) Under Milk Wood (Au bois lacté)