Le premier commandement – Marc 12,28-34
Par le Père François Marxer
Avant de donner la parole à ce scribe qui n’est peut-être pas si mal intentionné que cela, il nous faut revenir à ces deux garnements de Zébédée juniors, et à leur demande qu’ils avaient faite il y a quinze jours. Une demande que j’avais considérée avec amusement et sympathie, c’est vrai – péché de jeunesse, avais-je eu envie de dire. Oui, la requête était excessive, de quelque manière qu’on la comprenne : soit ils demandaient les meilleures places au premier rang de l’estrade – ces jeunots ne manquaient vraiment pas de souffle ! – soit ils se proposent comme gardes du corps fiables et compétents : à droite et à gauche. Gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche (comme à la bataille de Poitiers). L’épée d’un côté, le bouclier de l’autre, prêts à prendre les coups – là, ils ne manquaient pas d’audace !
Ce que je retiens, mais qui devrait peut-être me faire honte, c’est l’ambition, disons-le, excessive – pourtant, j’en ai eu jadis, à ma manière, mais rassurez-vous, ce n’était nullement, oh ! surtout pas, une carrière épiscopale ! Plus simplement, c’était la sainteté. Oui, carrément. Depuis, j’ai appris à m’assagir et à devenir réaliste : c’est-à-dire à m’abandonner à la douceur et à la patience de l’espérance. Le feu ne flamboie plus, mais il y a toujours la braise sous la cendre des ans.
Oui, toujours un désir qui excède les habitudes tranquilles. Et cet excès, ce dépassement, ce débordement – ce qui serait peut-être bien la consigne d’une sagesse de la modération, qui sait ?- oui, cet excès, ce dépassement, ce débordement, n’est-ce pas ce dont Jésus va se recommander et se réclamer ?
En effet, ce scribe qui interroge Jésus, je le crois sincère, ce n’est pas un esprit cauteleux, comme celui de ce docteur de la Loi – c’était en saint Luc cela – qui interrogeait pour s’assurer des meilleurs moyens d’obtenir la vie éternelle. Jésus, qui a plus d’un tour dans son sac, renvoyait le quémandeur à son grand savoir : « Dans la Loi, que lis-tu ? » Et l’autre de répondre, imperturbable : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même ». « Bravo, mon gars ! t’as bien répondu, vraiment t’es costaud, mais pourquoi m’as-tu interrogé puisque tu avais la réponse ? » Bluffé, ce savant lettré essaie de ne pas perdre la face, et pour s’en sortir, il demande : « Et qui est mon prochain ? » Il aura droit – on l’en remercie, car on en profite, nous aussi – à la parabole du Bon Samaritain. Et il est obligé de conclure lui-même, peut-être malgré lui. Et donc, « toi aussi, fais de même ! » [Luc 10,25-37].
Ici, ce dimanche, non, ce n’est pas pareil. Ce scribe-là a été épaté par l’art avec lequel Jésus s’était sorti du piège qu’on lui tendait, vous savez bien, entre autres, faut-il payer l’impôt à César ? et qu’en est-il de cette femme qui a épousé successivement sept maris – c’était sept frères, mais elle était décidément inusable, cette dame : alors, plus tard, au ciel, comment ça va se passer ?… Or, ce Jésus s’en est admirablement sorti. Cet autodidacte de Galilée, qu’est-ce qu’il a au juste dans le ventre ? Alors, posons-lui la question d’école : « Quel est le premier des commandements ? »
On n’a que l’embarras du choix : au total, il y en a 613, oui, c’est du détaillé, du raffiné, tous les aspects de la vie sont pris en compte, obligations et interdictions mêlées. Bien sûr, en tête de gondole, les Dix Commandements, disons plutôt les Dix Paroles, parce que ça nous parle et ça donne du sens, de la signification, à nos vies de tous les jours :à bien suivre, notre vie devient un langage.
Mis non, Jésus ne va pas picorer l’une ou l’autre de ces dix Paroles, mais il tisse un savant et subtil patchwork entre un peu de Deutéronome et un peu de Lévitique. Tiens, quelle idée, a priori ils n’ont guère à voir l’un avec l’autre. Le verset du Deutéronome « Écoute, Israël – ça, c’est l’impératif de la sagesse – le Seigneur notre Dieu est l’Unique – il n’y en a pas d’autre ! Tu aimeras, tu aimeras le Seigneur ton Dieu »- ton Dieu : celui que tu as choisi parce qu’il t’a choisi . Ce verset du Deutéronome, tu dois le connaître, puisqu’il figure en bonne place dans la prière journalière de tout Juif de bonne piété. C’est une guidance pour la journée : tu aimeras en y engageant tout ton être et toutes tes capacités : ta volonté – de tout ton cœur -, ta vitalité – de toute ton âme -, ton intelligence – de tout ton esprit – et toutes tes puissances – de toute ta force. Le pluriel de tes possibles au service de l’Unique, l’Insurpassable qui requiert l’indépassable au-delà de tes capacités…..
Et pour que tu ne te payes pas de mots, j’ajoute ces mots du Lévitique qui te serviront de vérificateur : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Initialement, ce verset du Lévitique voulait te dire : tu te préoccuperas de ton coreligionnaire pour qu’il n’aille pas faire fausse route, et donc tu le corrigeras et rectifieras si besoin est.
Mais Jésus élargit la focale : « Tu aimeras ton prochain ». Comprends : tu aimeras celui d’à côté et vers lequel tu vas te tourner, tu vas te rapprocher pour être en proximité avec lui. Là, Seigneur, vous demandez beaucoup : c’est valable avec n’importe qui ? Eh oui, et, en plus, l’aimer comme toi-même, parce que c’est un autre toi-même. Comme il faut t’aimer toi-même comme un autre. Eh ! ce n’est pas facile, Seigneur, je m’en rends compte, malgré les apparences (qui sont bonnes, malgré tout), je suis si peu aimable, si peu digne, susceptible d’être aimé. J’ai déjà bien du mal à m’aimer moi-même : je me trouve défaillant, insuffisant, frustrant, ou alors je n’aime que ma perfection – mais c’est peut-être, je crois bien, une illusion, un miroir aux alouettes. Et pourtant, vous m’aimez, vous, Seigneur ; comment faites-vous donc ? alors que j’ai bien du mal aussi à vous aimer. Toujours à faire semblant, que j’ai l’impression.
Oh ! vous rappelez-vous le jeune homme riche – c’était il y a trois semaines. Lui aussi voulait obtenir en héritage la vie éternelle. Oh ! il n’était pas tout à fait désintéressé, comme l’est notre scribe d’aujourd’hui. Et il s’est retrouvé devant les deux commandements que Jésus lui détaille d’une façon adaptée pour lui seul. Aimer ton prochain ? eh bien, écoute et reprends ligne à ligne ce choix parmi les dix commandements que je te propose, une sorte de petit catalogue sommaire. Tu me dis que tout cela, tu l’as mis en œuvre dès ta jeunesse ? Fort bien. Alors, écoute le premier commandement : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être, de tout toi-même. Mais ce toi-même est un peu (que dis-je !) un peu encombré par tes richesses, tes soucis, tout ce que tu dois faire pour être un bon gestionnaire avisé. Alors, allège-toi, débarrasse-toi de ces encombrements, vends-moi tout ça et donne aux pauvres, ce sera utile, ce ne sera pas perdu. Et tu auras le cœur libre et net pour aimer ton Dieu. On sait comment pour ce bon gars, si bien disposé, comment ça s’est tristement terminé. Il était pris dans une tension inconfortable, déchirante. Les deux commandements, hélas ! ne s’accordaient pas. Sa liberté était indispensable pour y parvenir, et cette liberté n’avait pas de prix, et lui n’était pas prêt à payer ce prix-là.
Nous en sommes nous-mêmes peut-être au même point. L’amour du prochain et de nous-mêmes, en gros, pas de problèmes. Nous ne répugnons pas, loin de là, à la suavité de l’amitié, l’amour d’égal à égal. Et aimer l’autre en lui faisant du bien, cela va de soi, tant ça me fait du bien en attendant peut-être bien que lui m’en fasse, du bien. Bref, d’un point de vue érotique, nous sommes (en général) parfaitement au point. Mais pour ce qu’il en est de l’amour vertigineusement excessif, qui excède notre intérêt, qui ne se préoccupe pas de soi-même, eh ! c’est une autre paire de manches ! C’est là que nous avons ou pas cette liberté essentielle.
Cette liberté, je la vois fleurir chez notre scribe. Déjà, voyez comment lui, un expert du texte, un professionnel méticuleux de la lettre, reprend et retravaille, modifie le verset du Deutéronome, comment il l’assimile à sa propre situation – vous verrez, on voit bien que c’est un intello : « aimer Dieu de tout son cœur », oui certes, mais juste après, « aimer de toute son intelligence », eh ! ce n’est pas le texte exact original, mais ça correspond à son être profond de lettré, étudiant, scrutant, approfondissant ce texte de toute son intelligence – et c’est là toute sa vitalité, « toute son âme », ainsi assumée par cette Parole de Dieu qu’il assimile. Au point même qu’il disqualifie « toutes les offrandes d’holocaustes et de sacrifices », tout le bataclan rituel de la religion du Temple : tout ça mis hors jeu, d’un coup. Jésus a raison de lui dire : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ». Ce Royaume, enfin à portée de main pour cet homme désencombré. À portée de main, le fruit de sa liberté essentielle enfin retrouvée. Ah ! comme j’aimerais que nous l’eussions tous, cette liberté-là !
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse, 4 novembre 2018,
31ème dimanche du temps ordinaire (B)