La sainteté selon Marie Noël
Par le Père François Marxer
Plutôt que de vous délivrer pour cette fête de la Toussaint une méditation forcément savante, subtile et profonde – je dis « forcément », puisque c’est moi qui vous la proposerais -, méditation sur ce qu’est la sainteté (et là, de deux choses l’une : ou bien je vous ferais miroiter un idéal inaccessible, et vous me diriez « ça n’est même pas la peine ! », ou bien je détaillerais une banalité réalisable, et vous me diriez : « ben, si ce n’est que ça, ça ne vaut pas le coup ! »)
Au lieu d’un tel discours inutile, je voudrais m’attacher à un itinéraire de sainteté, celui d’une personne tout à fait ordinaire, bonne chrétienne, bonne paroissienne en sa ville d’Auxerre, en Bourgogne, qu’elle n’aura guère quittée, dévouée et généreuse autant que sa santé fragile le lui permettait – et même, souvent, un peu au-delà -, mais (et là est sans doute la différence avec la plupart d’entre nous), une âme habitée par le génie de la poésie : j’ai nommé Marie Noël.
Elle est née en 1883. Enfance choyée et paisible, et puis, à l’âge de ses 20 ans, le malheur traverse sa jeunesse, et doublement : le surlendemain de Noël 1904, elle trouve son petit frère Eugène mort dans son lit, et, le lendemain, le jeune homme qu’elle aimait secrètement quitte Auxerre, sans s’être jamais aperçu de rien. On était discret sur ses sentiments à l’époque ! En tout cas, double deuil, qui va nourrir en Marie Noël une interrogation permanente qu’elle adresse au Dieu de sa foi chrétienne : « Vous qui semblez tant aimer les morts, lui demande-t-elle, pourquoi avez-vous créé les vivants ? »
Ainsi, une trajectoire de vie banale : elle restera vieille fille, comme on disait, esseulée au milieu de maumariées (1) si nombreuses en ces temps-là qui régissaient la dure loi des familles. Assujettie aux nécessités domestiques – eh ! une célibataire, c’est taillable et corvéable à merci !-, sauvegardant quand même un peu de temps chaque jour pour qu’en elle fleurisse la poésie, elle garde, comme son secret intime, une piété intense, affectionnée par Jésus, ce « Dieu de Noël, Dieu du sourire et des humbles », comme elle l’appelle.
Elle-même se voit comme une parenté avec vous, mes Sœurs : elle se présente en effet ainsi : « Comme une moniale. À tous prêtée. À aucun donnée. Personne n’a franchi ma clôture, violé mon silence ». Mais, ajoute-t-elle, il y en a qui croyaient avoir la clef et qui sont entrés. Ceux-là, « je les ai reconduits doucement à l’extérieur en leur donnant quelques fleurs du jardin, du miel des ruches, ou des images. Et ils s’en sont retournés satisfaits, croyant avoir visité le monastère et s’être entretenus avec l’abbesse. Mais ils n’avaient parlé qu’à la tourière » (Notes Intimes, 141).
Alors, qu’est-ce que la sainteté selon Marie Noël ? « La sainteté, ce n’est pas une vertu, ce n’est pas toutes tes vertus. La sainteté, ce n’est pas tes qualités les plus éminentes, ce n’est pas tes sacrifices les plus héroïques, ce n’est pas ta perfection. La sainteté, c’est Moi, Dieu, en toi, l’homme » (N.I., 61).
Voilà un utile rappel à l’ordre : la sainteté n’est pas à confondre avec la perfection. La perfection, miroir des illusions peut-être, et qui fascine clairement les grandes âmes (enfin, qui se savent telles dans leur ostensible piété) : le catholique, dit-elle, « être satisfait, supérieur – celui qui possède la vérité – plein de sécurité et de certitude ». Elle ajoute : « Aucun échange possible. Un catholique donne. Il ne reçoit pas. C’est en quoi je suis mal catholique. Toute âme est mon égale. J’ai donné de mon mieux à tous le peu de lumière que j’avais, mais j’ai aussi – et de toutes sortes de gens –beaucoup reçu » (N.I., 85).
Le tableau est accablant dans ces années 1920, mais si juste. Gageons malgré tout que nous avons un peu changé et que nous nous sommes mis à l’école de Marie Noël !…..
…..Alors elle l’avoue sans ambages : « Je n’ai pas envie d’être parfaite comme l’homme parfait est parfait. Je n’ai pas envie d’entretenir en moi cette conscience policière qui épie tous les sentiers pour saisir le péché qui passe. Je n’ai pas envie de prendre cette sacrée fatigue qui, nuit et jour, mesure, ajuste, taille, rogne, rabote, reboute, pour tirer de l’arbre noueux – l’arbre vivant – une juste planche de cercueil ».
Mais, s’empresse-t-elle d’ajouter, « je voudrais être parfaite comme le Père est parfait. En Lui est la Loi, mais en Lui, le Jeu. Son œuvre est Séraphin, mais papillon aussi. Elle est cieux, étoiles, obéissance d’astres, mais aussi, feu, vent et caprices de nuages. […] Je voudrais que mon âme aussi – et mon œuvre aussi – fût ordre et fût fantaisie » (N.I., 99).
Et sagement, elle va conclure : il faut commencer par « s’accepter soi-même, imparfait, tantôt saint à demi, tantôt à demi coupable, avec les remous incessants d’ombre et de lumière qu’est une âme vivante. Il ne faut pas s’épuiser à vouloir être trop pur » (N.I., 48)
D’autant plus, avoue-t-elle : « Comme je suis contente que Dieu ne soit pas un Saint! Si un Saint avait créé le monde, il aurait créé la colombe, il n’aurait pas créé le serpent. Il aurait créé la colombe ?… Il ne l’aurait pas créée « mâle et femelle », il n’aurait pas osé créer l’Amour, il n’aurait pas osé créer le Printemps qui trouble toute chair au monde. Et toutes les fleurs auraient été blanches ».
Cela dit, si Dieu n’est pas un Saint, Dieu est Saint – c’est tout autre chose – et il sanctifie le Saint, comme il féconde l’Artiste, et sa grâce se donne autant à l’un qu’à l’autre. Et donc, se dit-elle, « ne crains pas. Sois parfaite de ton mieux, ô mon âme ; non comme tel ou tel homme est parfait, mais comme toi-même dois l’être, selon toi-même. Toutes les perfections sont en Dieu : la leur, la tienne. Monte par ton chemin à toi, monte » (N.I., 160).
Comme elle le dit très bien, « pour la sainteté, le don de Dieu ne suffit pas. Il faut aussi le don de l’homme. Sans réserve. J’ai toujours gardé dans l’âme une mesure, une modération. Et ce sont mes petites sagesses qui ont retenu en moi la folie des saints toute proche.
Trop de sagesse ? Non ! trop de folies à la fois, trop de vocations, trop de routes l’amour humain, la poésie, la prière. Je me suis prodiguée en offrandes contradictoires » (N.I., 85).
Et de se reprocher, comme elle dit, de n’avoir été qu’une « vagabonde entre terre et ciel ».
Mais c’est pourtant bien ce qu’elle avait demandé à l’âge de ses quinze ans, une nuit où Dieu lui avait paru « prêt à (lui) accorder tout », « trois semences des trois grandeurs » : Beaucoup souffrir ; Être poète ; Être sainte » (N.I., 221).
La première, c’est vrai, elle l’a eue au-delà du désirable, voire du supportable. Quant aux deux autres, Marie Noël a longtemps pensé – bien à tort – qu’elles se contrariaient. Être poète et être sainte, ça ne pouvait aller ensemble. C’était ou l’un, ou l’autre, une exclusivité, ici comme là. Il eût fallu choisir.
Mais vous avez tort, Marie Noël, et ce n’est pas sans raison qu’on parle de vous béatifier – ce qui doit bien vous faire rire ! comme sainte Thérèse, votre espiègle petite sœur en sainteté -. Poète, vous l’êtes, pour le repos de nos cœurs et la nourriture de nos âmes. Mais sainte aussi, comme nous, en cheminement de sainteté, vous l’avez été : et ça n’a pas été une autre route, ni même une départementale limitée à 80 km/h – prudence, n’est-ce pas ?- mais, c’est votre mot, un « gravichot », un sentier de montagne, rude et escarpé.
Pour monter, pour grimper, votre force, c’est l’eucharistie que vous recevez chaque matin, au point que vous vous exclamez – c’est si beau – : « Ô mon Dieu, à force de vous manger et boire, un jour, Dieu sera mon instinct ».
De la piété ? pas tant que ça. Le soir, elle n’est pas à l’église, mais en plein champ, au-dessus du hameau, elle sait ce qu’il y a de malheur et de douleur et de souffrance et de peine et de chagrin dans chaque maison, et elle crie à Dieu, simplement, « Regarde-les ». C’est toute sa prière.
De toute cette vie, que pourra-t-elle conclure ?
« Le Saint, ce n’est pas quelqu’un de parfait, ce n’est pas quelqu’un de valeur, c’est quelqu’un qui ne vaut rien, c’est quelqu’un qui n’est rien.
Mais, par ce rien, Dieu passe, comme l’eau d’une source par le vide grand ouvert d’un conduit, pour aller donner aux âmes sa Grâce à boire.
Le Saint est bon conducteur de Dieu » (N.I., 296).
Et comment s’y prend-elle pour être ce « bon conducteur de Dieu » ?
LA COMMUNION PAUVRE
Mon Dieu, je ne Vous aime pas, je ne le désire même pas, je m’ennuie avec Vous. Peut-être même que je ne crois pas en Vous.
Mais regardez-moi en passant.
Abritez-Vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d’un souffle, sans en avoir l’air, sans rien me dire.
Si Vous avez envie que je croie en Vous, apportez-moi la foi. Si Vous avez envie que je Vous aime, apportez-moi l’amour. Moi, je n’en ai pas et je n’y peux rien. Je Vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur. Et cette tendresse qui me tourmente et que Vous voyez bien… Et ce désespoir… Et cette honte affolée…
Mon mal, rien que mon mal…
C’est tout.
Et mon espérance !
Quelquefois aussi je me présente à Dieu comme une porteuse de peine, chargée de tous les fardeaux du voisinage et je Lui dis :
« Ne faites pas attention à moi. Je ne peux pas Vous plaire. Regardez seulement les souffrances que je Vous apporte comme une pauvre commissionnaire qui vient de la part des autres. Voici le mal de mon père, voilà celui de mon ami, celui de tel ou tel autre… »
Et juste après, la communion du Royaume (des Cieux)
- Vous voilà, mon Dieu. Vous me cherchiez ? Que me voulez-Vous ? Je n’ai rien à Vous donner. Depuis notre dernière rencontre, je n’ai rien mis de côté pour Vous. Rien… pas une bonne action. J’étais trop lasse. Rien… pas une bonne parole. J’étais trop triste. Rien que le dégoût de vivre, l’ennui, la stérilité.
- Donne !
- La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien ; le désir de repos loin du devoir et des œuvres, le détachement du bien à faire, le dégoût de Vous, ô mon Dieu !
- Donne !
- La torpeur de l’âme, le remords de ma mollesse et la mollesse plus forte que le remords…
- Donne !
- Le besoin d’être heureuse, la tendresse qui brise, la douleur d’être moi sans secours
- Donne !
- Des troubles, des épouvantes, des doutes…
- Donne !
- Seigneur ! voilà que, comme un chiffonnier, Vous allez ramassant des déchets, des immondices. Qu’en voulez-Vous faire, Seigneur ?
- Le Royaume des Cieux.
Monastère des Bénédictines du Calvaire, à Prailles (Deux-Sèvres)
(1) note du copiste : « maumariée » : mot de l’ancien français = mal mariée, victime de l’infortune conjugale. Nom commun, le mot désigne une chanson, une complainte évoquant de telles victimes.