À Jéricho, l’aveugle Bar Timée guéri et converti – Marc 10 ,46-52
Par le Père François Marxer
Connaissez-vous Charles Ives ? Ce musicien et compositeur, mort en 1954, est l’un des pionniers et fondateurs de la musique symphonique américaine. J’évoque son nom aujourd’hui après la lecture de notre évangile, parce que, voulant restituer dans une pièce orchestrale l’ambiance d‘une fête populaire en Nouvelle-Angleterre, il s’étendit de tout son long et colla son oreille sur le sol à l’approche du cortège de la foule, entraîné par la fanfare locale, pour percevoir les vibrations de la cadence des pas qui martelaient joyeusement le sol – rumeur de cette foule qui arrivait et qu’il ne voyait pas encore, accompagnée par des bribes de musique et de rythmes de la fanfare. Et le résultat musical de la partition qu’il aura écrite est stupéfiant de vérité.
Pourquoi vous rappellerais-je cette petite anecdote ? Eh bien, parce qu’elle nous permet de saisir comment le dit Bar Timée, l’aveugle de la Porte de Jéricho, peut déchiffrer le monde, même s’il n’a pas la vision du monde : il le déchiffre par l’ouïe, par l’écoute attentive de la rumeur bruissante qu’il entend s’approcher de lui. Oui, une foule d’importance vient dans sa direction, il le sait par le grondement sourd des pieds, des sandales qui scandent la marche, peut-être aussi par des cris, des exclamations qui s’échappent, de plus en plus distinctes. Cela lui suffit, il a compris, c’est Jésus qui arrive, pas loin de lui, escorté par ses disciples et ses admirateurs, eh oui ! ça fait du bruit ! Ce Jésus, il en a entendu parler par la rumeur, info ou infox, peu importe ! tout le monde a fini par être au courant et il n’y a pas eu besoin de réseaux sociaux pour ça.
Et notre Bar Timée n’est pas idiot. C’est l’occasion unique, il ne faut pas la laisser passer, c’est le moment ou jamais. En grec, on appelle ce moment-là, cette bonne aubaine, le καιρός (« kairos). Saint Paul en parle dans sa Lettre aux Romains : « C’est le moment, l’heure est déjà venue de sortir de votre sommeil […]. La nuit est bientôt finie, le jour est tout proche. Rejetons les œuvres des ténèbres, revêtons-nous des armes de la lumière » [13,11-12]. Tiens ! encore une histoire d’obscurité, de nuitée, et de lumière qui se découvre… Décidément !
Alors Bar Timée risque le tout pour le tout. Et il s’exposera presque dangereusement : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » Eh ! le titre messianique qui ne trompe personne, surtout pas les indics ou la flicaille en civil qui pourrait rôder par là. Hurler comme ça, Bar Timée, ce n’est pas très prudent : tu vas te faire repérer comme un agitateur ou un insoumis, voilà qui est bien compromettant ! D’ailleurs, les gens t’invitent à mettre la sourdine : « Eh là, tu vas la boucler, doucement les basses ! » Ça ne le décourage pas, au contraire. Vous voulez me faire taire, eh bien ! je vais crier encore plus fort, je finirai bien par être entendu !
Jésus s’arrête. Comme dimanche dernier : il s’était arrêté, lui qui marchait en avant, d’un pas décidé, suivi par douze trouillards tétanisés de peur, mais qui suivaient quand même sur ce chemin qui montait à Jérusalem : ils chuchotaient entre eux, mais ils avaient peur de lui parler. Et puis, les Zébédée juniors, Jacques et Jean, s’étaient détachés et ils avaient rejoint Jésus pour lui faire une demande. Et Jésus s’était arrêté pour les écouter.
Là, maintenant, c’est pareil, Jésus s’arrête, même si, pour lui, arriver à Jérusalem est urgent, avant toute chose, il s’arrête pour écouter celui qui appelle : « Appelez-le, qu’il vienne ! » Ah ! c’est toujours comme ça, il nous dit qu’il est pressé, et puis il suffit que quelqu’un, n’importe qui, l’appelle, le supplie, rien à faire, il s’arrête ; l’urgence, on verra plus tard ; écouter, c’est ça qui est urgent avant tout le reste.
Alors, vas-y, Bar Timée ! Oui, mais crier, hurler, implorer, c’est une chose ; mais se lever, s’avancer à tâtons, en se guidant seulement au son de la voix, dans ce qui semble bien être la bonne direction, mais c’est quand même un peu flou, bref, y aller dans ces conditions-là c’est un pur acte de confiance. Et d’une confiance absolue :…….
……il n’y va pas en traînassant, non, il bondit sans hésitation et il prend un risque extrême : il se défait de son manteau. Eh ! ça n’a l’air de rien, mais son manteau, c’est tout son bien, son bien le plus précieux, pour un S.D.F. comme lui, son manteau, c’est son toit, c’est son abri, son manteau, et les nuits savent être froides en Palestine. D’ailleurs, la Torah, la Loi de Dieu, le précise bien : si tu prends en gage son manteau à un pauvre, tu le lui rendras pour la nuit, parce que c’est sa maison, c’est ce qui le protège.
Alors, imaginez que Bar Timée n’ait pas eu gain de cause, qu’il n’ait pas trouvé ou qu’on se soit moqué de lui, et qu’il essaie tant bien que mal de retrouver sa place et que son manteau ne soit plus là, parce qu’un croquant le lui aura piqué ou que les hommes en vert qui suivent les manifestations l’aient jeté dans la benne à ordures, le manteau pouilleux et malodorant… alors Bar Timée serait un homme perdu, et pour pas mal de temps…
Au passage, avez-vous noté le retournement, la versatilité de la foule : il y a un instant, ils engueulaient copieusement le perturbateur, et maintenant ils l’encouragent : « Confiance, lève-toi, il t’appelle ». Avec la foule, hélas ! c’est souvent sinon toujours un peu comme ça !
Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? », tout comme il avait demandé à Jacques et Jean dimanche dernier : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » Ce que sollicitaient les Zébédée juniors, c’était exorbitant, ils réclamaient un privilège !
Avec Bar Timée, c’est tout différent, ce qu’il demande est d’une nécessité vitale : « Rabbouni, que je voie ! » Au passage, notez cette appellation chaleureuse, familière, presque affectueuse : « Rabbouni » – c’est de cette façon que Marie Madeleine s’adressera au matin de Pâques à Jésus qu’elle avait pris pour un jardinier [Jn 20,15].
« Rabbouni, que je recouvre la vue » ! C’est tout simple, et Jésus ne fait aucun geste de guérisseur, il ne procède à aucune manipulation comme le font les thaumaturges. Ce n’est pas comme avec cet aveugle qu’on lui avait amené dans les environs de Bethsaïde : là, il avait dû s’y reprendre à deux fois, décidément cette cataracte était coriace, mais ouf ! on était arrivé à un bon résultat, oui, mais en s’y reprenant à nouveau ; eh ! c’était tout juste avant que Simon-Pierre dise bien haut, bien fort : « Tu es le Christ » ; là, tout devenait lumineux.
Et cette lumière de la foi telle que Simon-Pierre l’avait manifestée, elle est toujours à l’ouvrage. Intimement. Avec Bar Timée, entre Jésus et lui, c’est du cœur à cœur. Et à ce moment-là, plus encore, Jésus peut lui dire : « Ta foi t’a sauvé ».
Ce n’est pas moi qui suis intervenu comme un guérisseur. J’ai entendu ta demande, et je l’ai entendue comme Dieu l’entend et avec Dieu qui l’entend. Je n’aurai été que l’intermédiaire, que l’intercesseur. Que je t’entende, alors Dieu t’entend aussi.
Bar Timée aura recouvré la vue. Et que voit-il ? Il voit le monde… enfin… et les hommes. Il aurait pu remercier, non, il ne le fait pas. Il aurait pu retourner à Jéricho fêter sa guérison avec ses copains… s’il en avait eu ; eh ! ils sont toujours très seuls, affreusement seuls, ces gens-là qui vivent dans la rue, et c’est du chacun pour soi ! Eh non, il ne le fait pas.
Mais il voit Jésus qui a repris sa route ; alors il voit ce chemin qui s’ouvre devant, et il voit que c’est un chemin de vie. Alors, comme un bon catéchumène qu’il devient tout d’un coup, sans s’être allé inscrire au secrétariat de la paroisse ni avoir rencontré le Père Marxer (qui, entre nous, le regrette un peu, il aurait eu tant à apprendre de ce gaillard-là), eh bien, Bar Timée se fait disciple, il suit Jésus sur ce chemin de vie qui sera, s’en doute-t-il ? chemin de croix. De l’audace et de la franchise, de la simplicité et de la loyauté, Bar Timée, c’est une conversion
Rueil-Malmaison, 27-28 octobre 2018
Saint-Joseph et Notre-Dame de la Compassion
30ème dimanche du temps ordinaire (année B)