Non pas « être servi », mais « servir » – Marc 10,35-45
Par le Père François Marxer
Allez, disons-le, nous voilà bien embêtés, bien embarrassés avec cette demande des Zébédée juniors. Ce sont de bons gars, ouais, mais quand même un peu présomptueux, et on comprend la réaction des dix autres qui se « mirent à s’indigner contre Jacques et Jean » – une réaction d’autant plus explicable que tous devaient entretenir chacun pour soi des ambitions tout à fait analogues. Au final, voilà qui n’est guère encourageant – ben, si tous ils en sont là !… – et je comprends que saint Luc ait voulu ignorer l’épisode et que saint Matthieu, en bon Juif palestinien qu’il est, mette en scène Madame Zébédée, et c’est elle qui fait la demande pour ses deux fistons : là aussi, ça se comprend, une mère a toujours comme préoccupation d’assurer le meilleur pour ses enfants qui, chacun le sait ou doit le savoir, sont des phénix et des trésors inestimables, irremplaçables. Dont acte.
Mais je me dis que si mon frère Philippe (qui est mon cadet) et moi, nous nous présentions au Seigneur de la même manière… Mon frère est jésuite – je traduis : il est de la Compagnie de Jésus, il est compagnon de Jésus, il est donc probablement en meilleure proximité que moi avec le Seigneur ; moi, j’essaie de suivre cahin-caha, au rythme de mes brebis et des moutons qui vont à leur rythme – et il y a aussi quelques boucs, et comme dit si bien le curé de Torcy à son jeune confrère le curé d’Ambricourt, un peu inexpérimenté (cela dans le roman de Bernanos, le Journal d’un curé de campagne) : « Nous devons nous arranger de tout, même des boucs. Boucs ou brebis, le Maître veut que nous lui rendions chaque bête en bon état. Ne va pas te mettre dans la tête d’empêcher un bouc de sentir le bouc, tu perdrais ton temps, tu risquerais de tomber dans le désespoir ». Aller au rythme des brebis et des moutons, et ce rythme, eh ! c’est le vôtre, c’est celui de la caravane paroissiale, et il y a des jours, c’est vrai, où j’aimerais qu’elle se pressât un tout petit peu…
Donc, si mon frère et moi, nous nous étions retrouvés devant le Seigneur, ce n’est certainement pas d’occuper les meilleures places au premier rang de la gloire qui nous aurait intéressés. Je crois plutôt qu’à la question de Jésus : « Que demandez-vous ? », nous aurions répondu : « Te servir ». Oui, te servir et en être sûr, surtout quand l’empoissement de la vie quotidienne, le bric à brac des institutions, le barnum des querelles, des conflits et des ambitions, amènent quand même à en douter.
Et si, après, il nous avait dit : « Êtes-vous bien sûrs de ce que vous demandez ? », on lui aurait affirmé – parce que c’est vrai -, « Oh oui, on sait bien, et que ça ne sera pas une partie de plaisir ». Alors, lui nous aurait précisé : « D’accord, mais pouvez-vous boire la coupe que je vais boire et être baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé ? »
« Oh, le baptême, tu sais bien, nous l’avons reçu tout bébés, et c’est toi qui nous as plongés dans les grandes eaux de l’épreuve, alors qu’on n’était encore que des promesses de vie toutes prêtes à fleurir pour le ravissement de nos père et mère. Mais ce baptême, les années venant, on en a compris le prix vertigineux : nos vies, comme toutes les vies des hommes, comme la tienne aussi d’ailleurs, auront connu des embûches, des passes difficiles, des obstacles dos au mur… non, ça n’a rien d’une promenade touristique, pour n’importe quel chrétien, c’est vrai.
Et puis la coupe…, mais nous la buvons sacramentellement chaque fois que nous présidons l’Eucharistie. Et d’ailleurs, voyez-vous, Seigneur – là, c’est le grand qui parle, mais le cadet est d’accord – je ne suis pas trop partisan que tout un chacun communie à la coupe, je suis peut-être un peu réac., mais je préfère cela à être démagogue….
…. De plus, les fidèles ne boivent guère, ils trempent le pain eucharistique/consacré, du bout des doigts dans cette coupe, ce n’est pas la même chose. Boire à la coupe du Messie, c’est autre chose, c’est vertigineux, et, trop souvent, ce n’est pour beaucoup qu’un geste rituel, alors que toute notre vie est happée, nous sommes bus par cette coupe. C’est un geste apparemment banal, alors que c’est consentir à entrer dans la tragédie du Messie.
Cela dit, Seigneur, mettons quand même au compte de tes amis, les Zébédée, Jacques et Jean, de la bonne volonté et de la générosité aussi. Mais leur générosité est un peu déboussolée. Dimanche dernier, tenez, à la messe de 11 heures, les petiots, transformés en pirates d’opérette à la recherche du trésor de la vie – une recherche tout à fait louable -, ces loupiots avaient en main une boussole. C’est important, une boussole, pour garder le cap, la bonne direction, Pour tenir bon ».
Sur ce chapitre, les gars Zébédée me semblent faire erreur. Ils s’engagent, oui, mais ils tiennent à garder la direction des opérations et à veiller sur les résultats attendus : ils visent un résultat plus que convenable. Au fond, mener leur existence de main de maître. Or le Maître, c’est Jésus, et ils ne s’en rendent pas compte.
Pourtant, depuis quelque temps déjà, Jésus leur fait entrevoir à tous l’obscurité qui va clore son existence prophétique de serviteur : arrestation, supplice, mise à mort, et, ajoute-t-il, résurrection, mais on ne sait pas trop bien ce que ça veut dire. En tout cas, un sale quart d’heure. Prévisions sombres : de quoi nous mettre l’angoisse dans les tripes. Et Jésus leur déchiffre ce qui va se passer, leur dévisage cette catastrophe pour y envisager la volonté du Père.
Oui, il s’agit de savoir ce que vouloir veut dire : « Nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander ». Nous voudrions… et votre vouloir vient de vous, il n’est pas mauvais ni pervers, mais la source n’est pas la bonne. Le vrai vouloir doit venir de Dieu lui-même.
C’est compliqué, c’est vrai, il s’agit de s’accorder à ce que Dieu veut, et ça, ça ne se trouve pas dans le marc de café ou dans une boule de cristal. Ça se déchiffre avec d’autres en Église. Oh ! il peut y avoir des hésitations, non pas des doutes, mais hésiter sur la manière de s’ajuster petit à petit et de mieux en mieux. Oui, de s’accorder à Dieu, et c’est Jésus qui est le premier de cordée, et nous autres, il s’agit de nous encorder pour grimper à sa suite, et gare à celui qui lâche la corde : alors, il dévisse, et, hélas ! pas lui tout seul ; et c’est la cata. Pour toute la cordée. Comprends bien, tu es chrétien, non pas pour être servi, pour servir ta petite gloire, que dis-je ? ta gloriole, ton petit bénéfice, mais pour servir dans la cordée, encordé, encablé, connecté par la charité, le seul lien qui vaille et qui tienne le coup ! La charité, cette confiance en Celui qui connaît toutes choses, comment elles s’agencent et s’articulent, leur place et leur fonction dans le temporel, hic et nunc, dans l’ici et maintenant et dans l’éternité. Ce que, très exactement, nous avons demandé dans l’oraison de cette eucharistie : « Donne-nous de vouloir ce que tu veux (comme tu le veux, et pas corrigé ou amélioré par nous), et servir ta gloire d’un cœur sans partage ».
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
20-21 octobre 2018
29ème dimanche du temps ordinaire (année B)