Jésus et le jeune homme riche – Marc 10, 17-30
par le Père François Marxer
Il est célèbre, ne trouvez-vous pas, ce chameau prodigieux qui passe ainsi dans le chas d’une aiguille ! Les exégètes savants et combien bienveillants pour nous éviter des migraines devant cette image impossible, nous ont déniché une Porte de l’Aiguille qui s’ouvrait dans les murs de Jérusalem. Dès lors évidemment, on ne s’étonnerait plus de la promenade de ce camélidé, échappé, qui sait ? de la caravane des Rois mages ! Non, vous, les sages et les savants, laissez-nous, comme ces enfants qui veulent entrer dans le Royaume, laissez-nous nous étonner, ravis, de cet animal curieux qui serait peut-être bien à l’image de nos existences et de nos efforts persévérants, mais pas toujours couronnés de succès, et tenter de mieux comprendre avec la très chère Marie Noël, cette immense poétesse un peu oubliée aujourd’hui, et qui aura noté dans son journal intime cet aveu d’une savoureuse franchise :
« Toute ma lutte a été de me tordre, de m’élimer, de m’atténuer, de m’user et raboter tous les jours pour faire passer – difficilement – mon chameau et ses bosses par le trou de l’aiguille bourgeoise, paroissiale ou familiale ».
Voilà qui est bien dit de la part d’une personne apparemment timide et effacée, et pourtant d’une rare espièglerie et d’une belle et insolente intelligence : cela aura de quoi parler aux fortes et juvéniles personnalités, sans doute habituées à se cabrer dans leur désir bien évident de liberté…
Mais Marie Noël moralise peut-être un peu trop le propos si ironique de Jésus. Car au fond, que nous dit Jésus et qui estomaque les disciples qui l’écoutent attentivement ? Ce qui est en jeu, c’est l’encombrement des richesses. Oui, ils sont tous stupéfaits de l’entendre parler ainsi, car l’évidence partagée par tous, c’est que la richesse, la prospérité, la surabondance, c’est le signe – je n’ose dire le sacrement, mais presque ! – de la bénédiction de Dieu. Remarquez que ce point de vue est partagé pas moins par la société américaine – ici encore, citons Marie Noël, à propos de ces « mangeurs de Bible, qui portent des habits plus clos, des yeux plus secrets, et des turpitudes mieux cachées que les autres » – ce n’est pas le juge Kavanaugh qui va nous démentir ! – surtout dans les milieux évangélistes où l’enrichissement et la réussite financière sont reçus comme une approbation divine. Pas sûr que notre mentalité française et républicaine, soucieuse de solidarité et de redistribution – vestiges d’un catholicisme qu’on croit disparu – s’accorde à l’opinion d’outre-Atlantique. Peut-être même notre France, toute laïque et anticléricale qu’elle soit – il faut relire Péguy là-dessus – s’avère en meilleure connivence avec l’Évangile !
En effet, cela me semble assez clair dans cette rencontre entre Jésus et cet homme – on parle même habituellement d’un jeune homme, c’est probable – plein de bonnes dispositions et de bonne volonté (à l’évidence, ce jeune homme si bien éduqué a été dans les bonnes écoles, je l’imagine même sorti de Passy-Buzenval, ou, mieux encore, de Franklin, et ses sœurs, dont on ne dit pas un mot, je les verrais bien à Daniélou) – plein de bonnes dispositions donc, respectueux de surcroit : il s’agenouille devant Jésus, avec d’excellentes intentions : un projet de vie haut de gamme, carrément la vie éternelle qui est visée, et pas de sortir dans la botte de l’E.N.A. ou de Polytechnique.
Et pourtant, Jésus le prend à froid : « Pourquoi dire que je suis bon ? » Il y a, dans cette remarque, comme un sourire amusé, un peu ironique, peut-être à cause de la générosité un peu candide de cette demande presque ingénue : eh oui, toi qui considères la vie éternelle comme un héritage, c’est donc un avoir conséquent, un capital (de plus exonéré de droits de succession) qu’il s’agirait d’ajouter à ta fortune perso déjà constituée : quel beau matelas cela va faire ! Le top de toutes les possibles acquisitions, au-delà de tous les juteux portefeuilles d’actions et des assurances-vie à engranger… Oui, toi qui me sembles obnubilé par le souci d’arrondir tes avoirs, sache que la bonté n’est pas une qualité ou une excellence dont un homme pourrait se rendre détenteur ou propriétaire. Nous les humains, s’il nous arrive d’être bons une fois ou l’autre ou même que ça devienne un pli, une façon ordinaire de nous conduire, cela, nous l’empruntons à Dieu qui en est la source et qui nous le donne. Pas de quoi donc plastronner ou en tirer gloire, mais plutôt de quoi en être épatés et pleins de gratitude : que nous puissions être bons alors que, dans la société des hommes, l’homme semble bien être un loup pour l’homme. Qu’importe la loi : les prédateurs, les fauves l’emportent et les humiliés doivent s’incliner et subir : Mister Darwin, c’est bien ainsi que vous nous avez prophétisé l’animalerie humaine.
Et pourtant, et pourtant, il y a quand même de la bonté chez les humains : l’immense romancier russe, Vassili Grossmann, dans son formidable roman Vie et Destin, parle de cette inaltérable, invincible bonté comme de la «petite bonté » ; elle est celle des « simples gens », dans la terreur de la guerre et des massacres, elle est « la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain au bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressées aux femmes et aux mères ».
Une bonté à contre-courant, fragile, monnayant avec courage le meilleur de la liberté humaine qui se refuse à entrer dans la jungle du struggle for life. Ce que Jésus propose au fond à ce bon gars, ce n’est pas une dénonciation de l’enrichissement – eh ! Jésus ne joue pas au prolétaire aux côtés de M. Martinez – mais une proposition de liberté : te défaire de toutes ces entraves. Jésus lui dit cela, non pour le coincer, mais parce qu’il se sent de l’amour, de l’affection, pour lui : un amour d’amitié, d’égal à égal ; il le sent capable de se risquer à ce pari un peu fou du Royaume : « tu auras un trésor au ciel ». Car, on le sait déjà, « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ». Mais « lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste car il avait de grands biens ».
Raté ! Eh oui, Jésus ne réussit pas à tous les coups, et là, ça serait un échec. Et pourtant, et pourtant, je me plais à croire que cette tristesse n’est pas la conséquence d’une déception en raison de son égoïsme qui tiendrait à garder sa position, son confort et ses fafiots. Non, je me dis : s’il a de grands biens et qu’il est honnête, comme cela semble, c’est alors une lourde responsabilité qui lui pèse sur les épaules, il doit gérer, administrer, préserver, faire fructifier. Il doit administrer, et c’est de sa bonne gestion que dépend l’avenir de beaucoup de gens dans sa maisonnée, il ne peut pas se débiner comme ça. Eh oui, il aurait bien aimé courir l’aventure, mais il ne peut abandonner son devoir…
Pas de mauvaise volonté, d’amertume ou de lâcheté égoïste, mais un déchirement inévitable entre un appel, une aspiration presque un peu folle, et puis cette obligation, ce souci des autres qui comptent sur moi. Par la suite, je l’imagine travaillé, taraudé par cette rencontre qu’il avait voulue et qui l’a retourné, et puis, après, cet écartèlement insoluble.
Il y repense tous les jours et il guette toutes les occasions qui pourraient se présenter de revoir Jésus et de faire le point avec lui: Jésus, en effet, lui avait appris que l’avoir, le cumul, l’accumulation, c’était une fausse route, c’était une fausse piste ; en revanche, être et être plus, c’était cela, la chose essentielle.
Et j’imagine toujours qu’à l’occasion de la Pâque, cette année-là, il était à Jérusalem, et il apprend par la rumeur que Jésus est là avec ses disciples ; on lui donne une adresse, il y fonce, grimpe quatre à quatre les escaliers : on lui a dit que Jésus célébrait la Pâque avec les siens. Il ouvre la porte, il n’y a plus personne, mais il voit les restes du repas sur la table, il s’approche : juste quelques miettes de pain dans le plat, et aussi un reste de vin dans la coupe qui a dû servir à bénir. Alors, il ne sait pourquoi, il a ramassé les miettes et les a mâchées, goûtées lentement, c’était comme un gâteau de miel, et puis il a laissé le peu de vin qui restait tomber goutte à goutte dans sa gorge et, de là, dans ses veines. Et là, ce fut l’illumination, soudain c’était la vie éternelle qui se révélait en lui. La vie éternelle, c’était cette bonté, cette petite bonté de pas grand-chose, modeste, pas exceptionnelle ni héroïque – pas de quoi se vanter, c’était normal, c’était son pain quotidien de grand propriétaire et de gestionnaire sans qu’il y prît garde. Éblouissement, il s’est effondré dans les coussins en murmurant : « Ô Jésus… », et il est mort : il était en Dieu et Dieu en lui.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
13-14 octobre 2018
28ème dimanche du temps ordinaire (année B)