Question sur le divorce – re-devenir enfant – Marc 10,2-16
par le Père François Marxer
L’évangéliste Marc vient tout juste de nous préciser que Jésus vient de quitter Capharnaüm qui, depuis le début de l’aventure, était un peu comme son P.C. d’évangélisation. Il quitte donc la Galilée et il entre en Judée : autre frontière qu’il aura ainsi franchie, et de l’autre côté l’attendent fermement les douaniers de la saine doctrine, de l’orthodoxie – penser juste donc – mais aussi, ne nous refusons surtout pas cela, de l’orthopraxie – de la bonne conduite selon les normes, juste, régulée, régulière, conforme aux usages – : « Vous n’avez rien à déclarer ? » demandent-ils – « Si, l’heure nouvelle qu’on appelle évangile, que le Règne de Dieu est tout proche »… Ces douaniers sont bien équipés : enquêteurs, juges d’instruction, greffiers, tous bénévoles évidemment, mais bien décidés à boucler le dossier Jésus et à en finir au plus vite.
Ils l’interrogent à propos de son enseignement, son activité favorite à l’évidence. Il faut dire qu’il a aggravé son cas ; il s’octroie le pouvoir exorbitant de pardonner les péchés du premier quidam qui se présente et il a d’ailleurs de fort mauvaises fréquentations, de quoi corrompre notre bonne société incontestablement pure et irréprochable. D’ailleurs il ne se soucie guère des règles du jeûne ; que de négligence dans le respect des ordonnances religieuses ! De plus, ma bonne dame, il méprise le sabbat, du moins le relativise, comme je vous le dis, alors que c’est la clef de voûte de tout notre système. Sans compter qu’en plus, il prend de bien fâcheuses libertés avec les usages : tenez, il ne se lave pas les mains pour les purifier avant le repas, mais ça ne se fait pas quand même ! Alors, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir trouver pour lui régler son compte définitivement ?
Bien sûr, d’autres bonimenteurs et charlatans ès religion, des prophètes autoproclamés, oh ! il y en a, mais ça finit toujours par passer. Tandis que lui, il exerce un indiscutable magnétisme sur les foules qui ont l’air libérées, délivrées, de l’avoir écouté, il n’est pas comme les autres. Enfin, on va voir ça…
Qu’est-ce qu’on va lui trouver ? Ah ! j’y suis, on va le piéger sur la loi de Moïse, c’est la base fondamentale de notre vivre-ensemble. Question délicate : le mariage, et, dans la foulée, la séparation des époux et la répudiation. Non, on nous accuse d’être des intransigeants, des légalistes implacables, mais voyez, cette loi dont nous sommes fiers, elle préconise des dispositions finalement bien humaines. On ne peut quand même pas obliger les gens à vivre perpétuellement dans la haine, ou dans l’hypocrisie, la dissimulation, quand la confiance, l’estime réciproque se sont brisées, diluées, et que chacun va voir ailleurs, n’est-ce pas ? Oh ! ne parlons même pas d’amour : ça, c’est un « plus » qui n’est pas inintéressant, mais ce n’est pas ça le problème !
Bon, la rupture est donc légalement possible et la femme répudiée, ben, elle ne s’en tire pas trop mal. Elle détient un get, un certificat estampillé qui lui évite d’être mise hors ban de la société. Oh ! dire qu’elle va retrouver une place convenable, ça, c’est une autre paire de manche, mais son sort est quand même plus enviable que chez les étrangers, les Romains et les autres…
Alors, dis-nous, vas-tu t’insurger contre cette bonne et souple rigueur de la loi de Moïse ? Et qui nous évite des conflits interminables et des désastres qui ébranleraient notre paix communautaire ? Oh, bien sûr, on n’est pas très regardant sur les motifs, plus ou moins légitimes, qu’invoque le mari. Oui, c’est vrai, c’est lui qui a quasiment l’exclusivité de la décision. Mais, là encore, souplesse dans le bon ordre des choses. On ne va quand même pas donner aux femmes le pouvoir de trouver à y redire et de balancer ces cochons de mâles qui les exploitent et les déshonorent !
Alors, qu’est-ce que tu vas nous dire ? Et Jésus de déplacer les perspectives : Moïse, oui, c’est très bien, c’est respectable, d’accord. Mais il y avait avant, avant Moïse… (Ça y est, il va nous resservir Abraham !) Non, non, pas Abraham, mais…. à l’origine. Et ça, je ne l’invente pas, je ne délire pas, relisez vous-mêmes le livre saint des Commencements, la Genèse. Et ce n’est pas parce que j’aurais le goût de la brocante ou que je serais un passionné d’archéologie ou d’antiquités, mais parce que l’origine est la source, non pas refoulée dans un passé lointain, inatteignable, mais cette source, quand elle resurgit dans le temps présent, fait émerger ce qui s’appelle nouveauté. La nouveauté, oui, mais la vraie, pas une faribole d’actualité ou une billevesée inédite, qui vous plaît et que vous appréciez parce que c’est un divertissement qui ne vous coûte pas cher…
… Non, la vraie, la nouveauté qui chamboule, non pas pour le plaisir de tout fragiliser, de tout déglinguer – ça, ce serait un peu adolescent !-, mais pour revenir à l’essentiel.
Et l’essentiel, c’est la genèse ou l’homme. Relisons donc le livre saint : « Dieu les fit homme et femme ». Tout y est : la différence des sexes, essentielle, puisqu’elle organise les différences réelles, que tentent d’effacer ou de déjouer les théories du genre, les gender studies qui volatilisant les limites au bénéfice de la confusion… « Et l’homme quittera son père et sa mère » : clairement, la différence des générations qui se succèdent, l’une après l’autre, happées par la mort, c’est vrai ; mais l’enjeu, c’est la réalité fondatrice de la filiation. Or, vous voudriez nous désaffilier, autre confusion, incestueuse cette fois.
« Et l’homme s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair ». Une seule chair, et pas un seul être : ce n’est pas le retour de ce mythe, qui plaisait tant aux Grecs, de l’androgyne, cet être fabuleux qui confond les sexes dans la fusion indistincte d’un être unique. Car la chair, c’est de chacun la chair vive, battante, désirante, désirable, désirée, orgasmée, exultante : « Chair de ma chair et os de mes os » se sera exclamé Adam. Plus que conjonction, une communion – car c’est à des personnes qu’on a affaire, pas à des organismes – une conjugalité, une union telle que « ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! »
Le soir, au bivouac à la maison, les disciples sont inquiets, aussi interloqués qu’après avoir entendu les paraboles. Pas la peine de revenir sur la mise au point faite par Jésus, c’est on ne peut plus clair. La question pratique est réglée : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre, etc… », mais il reste à comprendre l’essentiel. L’occasion (ou l’argument) sera fournie par ces enfants que l’on présente pour que Jésus les bénisse en leur imposant les mains. Oh ! ces mômes, ces loupiots, allez, dehors ! Entre Grandes Personnes, entre gens importants, on a autre chose à faire que de s’occuper de vous. Ainsi, « les disciples les écartèrent vivement ». Et vous, mes disciples, qu’avez-vous donc à faire et à projeter et à prévoir de si important ? Rien, sinon d’accueillir le Royaume. Et là, je vous préviens, il n’y a pas trente-six méthodes, mais une seule : « à la manière d’un enfant ».
Bigre ! dites, Seigneur, qu’est-ce que vous entendez par là ? Oh, ne vous y trompez pas : je ne vous demande pas de re-devenir des enfants, ce serait une régression, ce qui serait mauvais et probablement une fiction illusoire. Je vous demande d’envisager une prospection, car l’enfance n’est pas en arrière de vous, à regretter ou à déplorer, mais elle est en avant, elle est à conquérir. Voyez-vous, le Frère Christophe, l’un de mes témoins qui l’a payé de sa vie à Tibhirine avec ses frères cisterciens, écrivait dans son Journal : « J’ai une conversion radicale à faire : devenir petit enfant ». Ce grand gaillard si doux, si pénétré de poésie, voit juste et il souligne : « petit enfant ». Quelle surenchère, mais il a raison. Si l’homme veut retrouver la force de la source originelle, s’il veut renouer avec la dynamique de sa genèse, il lui faudra conquérir cette croissance de l’enfance qui est insue, méconnue de la vétusté légaliste. Cela est donné sans doute, mais il faut le recevoir et ça ne va pas de soi. Il me faut l’audace et la persévérance de le recevoir.
Notre petit Docteur, dernier en date d’une longue liste d’esprits savants – mais elle, elle est savante de l’expérience qu’elle a vécue, j’ai nommé Thérèse, Thérèse sait que le « petit enfant se tient tout près du trône du Roi et de la Reine » (manuscrit B), dans son inaliénable désir de vérité et son indestructible et divine passion : pour cela, tout lui est donné (raison pour laquelle Thérèse dira dans son impérieuse ingénuité : « Je choisis tout » [ms A]). Et un de ses fidèles disciples, Georges Bernanos, aura bien raison de confesser : « Certes ma vie est pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du Père » (Les grands cimetières sous la lune).
Rueil-Malmaison, 7 octobre 2018 , Saint-Pierre – Saint-Paul
27ème dimanche du temps ordinaire (année B)