« Chacun sera salé au feu » – Marc 9, 38-50
par le Père François Marxer
L’évangile de ce dimanche a-t-il besoin d’être commenté ? On est d’accord, les images, le style, sont exagérés. Du même coup, ça le prive d’avoir de l’effet sur nous. On en prend et on en laisse. Simplement, on a retenu qu’il fallait faire attention, qu’il n’était pas convenable de faire chuter, de faire tomber, paf ! le nez par terre et l’âme en lambeaux, les petits, oui, les petites gens, ceux qui ne sont pas à notre niveau – cela dit, ce n’est pas qu’on se croie supérieur ou plus éclairé (mais quand même…) ; saint Paul l’aura dit à ses Corinthiens : ne faites pas les malins à vous croire au-dessus des gens ordinaires. Celui que tu regardes un peu de haut, le Christ est mort pour lui, pour le sauver, pour qu’il soit divinisé. Tout comme toi d’ailleurs. En revanche, les paroles de Jésus se terminent par un verset qu’on n’a pas cru bon, hélas ! de remettre ce dimanche à la prière, à la méditation de notre âme… Eh bien, le voici ce verset :
« Chacun sera salé au feu. C’est une bonne chose que le sel, mais s’il cesse d’être du sel, avec quoi allez-vous lui rendre sa saveur ? Ayez du sel en vous-mêmes, et vivez en paix entre vous ».
Salés au feu, passés par le feu. Inévitable. Et quand vous serez passés par là, vous pourrez vivre en paix les uns avec les autres, sans faux-semblant, sans faux-fuyant.
Je relisais ce verset quand j’ai appris, mercredi, la tragédie que venait de connaître le diocèse de Rouen, comme si l’assassinat, il y a deux ans, du Père Jacques Hamel, ne suffisait pas. C’était un jeune prêtre, Jean-Baptiste Sèbe, curé de la paroisse Saint-Jean XXIII, professeur à la Catho de Paris, un sujet brillant, disait-on (mais je me méfie toujours un peu des sujets dits « brillants », je me dis, un peu par ironie, que la brillance, c’est une affaire de peau de chamois). Eh bien, le Père Jean-Baptiste, on l’avait trouvé mort dans les combles de son église. La mort n’était pas accidentelle. Elle était volontaire. Et le matin même, il avait rencontré son archevêque, Dominique Lebrun, lequel était accablé, on le comprend, avouant, s’interrogeant sur ce qu’il avait dit et sur ce qu’il n’avait pas dit.
Le Père Jean-Baptiste s’est retrouvé, pantelant, défait, non pas dans le froid glacial de l’enfer – ce froid–là qui lui avait saisi l’âme avant qu’il ne rentre dans son église, mais dans un pays où ne régnait plus quelque apparence, ni rien de vague non plus, mais du sur-réel. Oui, une densité formidable, réconfortante – il s’en est étonné ; mais au lieu de rester là, un peu abasourdi, il s’est mis à avancer, à aller de l’avant, oh ! timidement d’abord, tant il n’en revenait pas, mais le cœur quand même lui manquait. Il vit que quelqu’un l’attendait, il s’approcha, c’était le Père Hamel, un confrère bien connu déjà en dehors même du diocèse. Son visage était doux et bienveillant, et il lui ouvrit les bras, le serra sur son cœur d’apôtre, et il lui a parlé :
« Je t’attendais, vois-tu, mon petit. Quand on est dans l’éternité, on a le temps, on peut attendre, on va aller ensemble vers le Royaume qui nous attend. Tu es prêtre comme moi, et on est allé, toi et moi, jusqu’au bout de notre prêtrise. Moi, je ne m’y attendais pas, la façon dont ça s’est passé, ces excités qui ont débarqué dans l’Eucharistie que je célébrais et qui m’ont égorgé comme un agneau. Comme l’agneau qui n’a que sa douceur pour faire face au mystère de l’iniquité, à Satan. Toi aussi, à ta manière, tu es allé jusqu’au bout, jusqu’au bout de la détresse, comme le Fils de l’homme qui ne s’est pas empêché de rugir sur la croix : Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Que t’est-il arrivé, mon petit ? Je ne vais pas te faire des reproches, notre Père qui nous attend là-bas dans les cieux, ne t’en fera pas, allez, je le connais bien, mais c’est vrai que tu n’as pas tenu le coup, tu t’es retrouvé devant l’abîme des eaux sombres. Tu t’es dit : il n’y a pas d’issue, la justice me court après, tu as été pris de panique. Peut-être as-tu pensé : je suis déshonoré ; ce n’est pas que tu sois orgueilleux, mais tu as oublié que Pierre, le patron de notre chefferie, n’a pas été toujours très brillant, lui non plus… …Tu t’es retrouvé à revenir tout seul de l’évêché devant le vertige du vide. Devant l’horreur du vide. Oh ! tu sais, ça arrive, et plus d’une fois, dans une vie de prêtre. On croit que c’est le vide et qu’on va s’y dissoudre. En fait, c’est l’Absence, la grande Absence de Celui que nous tentons d’aimer de tout notre cœur, tant bien que mal. Je dis bien : nous tentons, nous essayons, on n’est pas de mauvaise volonté, mais, comme Il nous l’a dit bien des fois : Hommes de peu de foi, et c’est bien vrai !…
Et cette Absence… on a parfois l’impression qu’Il s’est retiré, qu’Il nous a abandonnés – on se dit toujours ça, quand on a mal – alors que (mais il faut un peu de bouteille pour le savoir), cette Absence, c’est sa terrible manière à Lui de nous être présent, à vif du cœur, « un grand vide, une blessure », comme le dit une hymne de notre bréviaire, Sa place marquée : ça devrait exciter notre désir, un Désir fou ! Et voilà que c’est le découragement, la mélancolie, la détresse, qui prend la place. Que nous a-t-il donc manqué ?
Alors, c’est vrai, pour colmater le vide qui agace désagréablement notre cœur assoiffé, on en rajoute, et des charges, et des ministères, et des responsabilités, tu en avais au-delà du raisonnable ; pour les plus vieux, ce sera d’empiler les pouvoirs et les honneurs, avec les fanfreluches assorties. Mais toi, tu es jeune, généreux, piégé peut-être par l’idée de te donner totalement à Notre Seigneur, inconsidérément à en oublier la mesure, l’état de tes forces, de ton endurance. J’ai entendu parler à ton propos de burn out , et ça, ce n’était pas le feu du Saint Esprit, le feu apostolique. Figure-toi, j’ai appris qu’un évêque, pas loin de Paris, avait intimé aux tout jeunes prêtres qu’il venait tout juste d’ordonner, l’obligation de savoir dire non. À leur curé, parce qu’ils sont des débutants, à leurs paroissiens, qui sont tout de suite si gourmands. Et même à leur évêque, s’il le fallait. Voici qui est bien raisonné, sagement, je l’admire, cet évêque, il devrait aller loin !
Tu comprends, nos bons paroissiens, nos bonnes paroissiennes, ils ont presque tous femme, mari, enfants ; eh ! ça occupe, ça donne de quoi aimer, chérir, ça justifie une vie et une réussite – mais, tu le sais, il y a aussi beaucoup de déboires, et ils ne sont pas toujours à la fête. Nous, les prêtres, on se retrouve devant l’Absence, à en croire que c’est le vide du Rien. Tu vois, au fond, on est un peu comme des carmélites. Tu me diras : elles, elles ont la règle et la communauté qui les tiennent debout et en état de marche. Ne te fais pas d’illusion : ce n’est pas la Règle qui les garde, c’est elles qui gardent la Règle. Notre petite payse, tu sais, Thérèse, dans sa nuit effroyable comme récompense du jour de Pâques – et ça a duré des mois et des mois – t’aurait appris bien des choses là-dessus : c’est ça, la Passion, la grande souffrance et l’amour fou… Et il y aurait aussi Paul de la Croix, un confrère du XVIIIème siècle. Pas le seul, bien sûr, mais lui, ça a duré plus de cinquante ans.
Tu vois, quand l’abîme s’ouvre devant toi, c’est à toi de trouver ton chemin à toi. Dommage que personne ne te l’ait dit, semble-t-il. Qu’est-ce que ton évêque a bien pu te dire, le matin même ? Oh, tu sais, il ne faut pas lui en vouloir. Ce sont de bons types au fond, mais qui ne savent pas toujours s’y prendre. À croire qu’ils ne sont jamais passés par là ou qu’ils l’ont oublié. Et ils sont maladroits (ça, cet aveu, je l’ai entendu de l’un d’eux qui était sacrément autoritaire) ! Ils ont des paroles suaves qui veulent être réconfortantes. Ils ont compris qu’être paternel, ça ne marchait plus guère, alors ils se veulent fraternels, ils font des efforts pour beaucoup, mais c’est toujours un rien engoncé, ça manque d’aisance, on aurait presque envie de les aider. Ils disent, comme tous les bien-pensants : « Vous ne devriez pas en être là, allez , relisez les Écritures et les bons auteurs, ça vous fera du bien, et… priez ». Oh oui, certes, mais le problème, c’est qu’on en est là. Et quand on est face à l’Absolu de Dieu, on est dos au mur. Et on ne peut pas faire comme si, comme si tout allait bien : une paroisse qui roule, des étudiants encourageants, des jeunes enthousiastes…
… Quand bien même on ne tire pas une tête de 36 pieds de long, quand bien même on n’étale pas ses états d’âme sur la place publique (ce serait inélégant !), faire comme si, ce serait hypocrite, ce serait un peu du mensonge. Non, non, pas de comme si, mais même si, oui, même si Dieu se tait, même si Dieu est absent. Même si, comme toi, j’avais aimé une petite et que j’avais eu des « gestes inappropriés » (ô perfidie des euphémismes !), de toute façon tu ne feras jamais pire que le curé d’Uruffe, lui, c’était atroce, tu es trop jeune pour avoir connu ça, mais ce curé qui a échappé de peu à la guillotine, il a murmuré à la fin de son procès : « Je rachèterai en prêtre ce que j’ai fait »(1). Là, vois-tu, c’était vraiment un confrère qui parlait, un assassin, ça oui, mais on n’allait pas le rejeter, hors prêtrise. Même si Dieu est absent, je n’en continue pas moins à tenir bon, pas moins à aimer coûte que coûte, sans me raidir, mais la rage au cœur peut-être, mais je ne laisserai pas l’Adversaire entrer dans la place. Endurance : eh ! tu l’as bien lu dans la Lettre aux Hébreux.
Tu vois, mon petit, ce qui nous coûte dans notre vie de prêtre, ce n’est pas la solitude – qui donc, dis-moi, n’en est pas un jour ou l’autre tenaillé, même marié, même avec ses réseaux d’amis et de connaissances, Pascal disait sévèrement : divertissement…- ce qui nous coûte, c’est d’être dans le Samedi saint continuement. La veille, Jésus, notre Amour, est crucifié, nous sommes tous sauvés, les bons et les mauvais, les justes et les injustes, c’est acquis, on tourne la page. Mais ça reflue sur nous, les prêtres, en Samedi saint, tu sais, ce jour qui n’en finit pas de passer, et où il ne se passe rien, où le tabernacle de ton âme, porte béante, est vide de Présence, il faut attendre, comme les femmes ont su le faire. Oh ! leur obstination, qu’est-ce qu’elles ont à nous apprendre (regarde Jeanne la Lorraine qui est morte dans le feu brûlant d’amour, d’amour humble, pas loin de chez toi). On m’a dit que l’évêque des Vosges, Didier, a écrit le mois dernier à tous, prêtres et chrétiens, que c’était le temps de l’Exil. L’Exil, c’est notre temps à nous, on croit avoir tout perdu, alors la nostalgie nous guette, et l’affliction, et le ressentiment. On en devient rigide si on est vieux, le cœur se sclérose, l’âme se calcifie, mais on a toutes les apparences de la fidélité. Impeccable, exemplaire. Mais non, nous, on passe par le feu, on est salé par le feu, et ça donne sa saveur à une vie de prêtre, rude souvent, et douce toujours. Ça, on ne t’avait pas prévenu. Allez, mon petit, on y va, on nous appelle, on nous attend là-bas ».
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
30 septembre 2018
26ème dimanche du temps ordinaire (année B)
(1) note du copiste : en 1956, le curé de ce village de Meurthe et Moselle assassina une jeune paroissienne enceinte de lui et massacra l’enfant qu’elle portait. La Cour d’Assises de Nancy le condamna en 1958 à la réclusion criminelle à perpétuité. Libéré sous conditions en 1978, il se retira dans une abbaye où il mourut en 2010.