Instinct de grandeur et esprit d’enfance – Marc 9,30-37
par le Père François Marxer
Il leur disait : « Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes, ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera ». Deuxième salve d’évidences. Mais ça ne suffira pas, et il en faudra une troisième pour mettre les points sur les i. Car tous autant qu’ils sont les uns et les autres, ils n’y croient pas. Ils ne comprenaient pas et ils avaient peur de l’interroger, des fois qu’alors on finisse par comprendre et à se résoudre à ce qu’il prévoit et qu’il nous dit. Non, ils ne veulent pas y croire et ils ne veulent pas voir les choses en face : c’est là une bien étrange capacité des humains que de pouvoir ne pas voir la réalité ; on appelle cela la technique, ou la philosophie, ou même la religion (je vous dis cela sans précaution, parce que je sais que notre fidélité au Christ, notre christianisme, n’est pas une religion).
On ne veut donc pas comprendre et, surtout, pas d’explications ! Ce serait ça, le destin du Messie ? Pas possible, ça froisse tellement notre susceptibilité nationale, notre sensibilité patriotique ! Un Messie, ça ne peut que réussir ! Eh, les gars ! et la violence, et la cruauté, qu’est-ce que vous en faites ? C’est pourtant courant, ordinaire dans le monde des hommes, on a ça tous les jours sous les yeux. Oh, bien sûr, on se vaccine comme on peut, on en fait des images émouvantes ou révoltantes, bref, du spectacle qui nous donne un coup d’émotion, et puis après, finalement, ça ne nous dérange pas beaucoup. Et vous pensez, vous, que le Messie, le Christ de Dieu, pourrait y échapper quand il désire être à hauteur d’homme ?
D’ailleurs, la violence, ça vous connaît. Oh, bien sûr, vous êtes devenus entre vous bons camarades, pas de bagarre, le sang ne coule pas, et même Simon, le zélote, l’extrémiste, a rangé ses poignards. Il n’y a que Pierre qui a gardé un sabre : il s’y autorise, puisqu’il est le chef, et il se dit : « Il faut bien que je protège les autres, et le patron aussi ». C’est ce qu’on appelle l’usage légitime de la force. On en reparlera au Jardin des Oliviers et on verra ce que ça donne…
Non, votre violence à vous est plus feutrée, parce que vous êtes des gens bien élevés. On dira bien sûr qu’elle est symbolique, mais ça ne change rien à l’affaire, c’est toujours de la violence, tant vous êtes les uns et les autres des raisonneurs. « De quoi raisonniez-vous en chemin ? » Eh oui, tous ils raisonnent, ils calculent, ils évaluent, ils pèsent le poids de chacun, ils établissent des barèmes… selon quels critères ? on ne sait trop. En tout cas, ce n’est pas du tout du goût de Jésus. Sa hiérarchie à lui met tout sens dessus dessous : « Celui qui veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous ».
Mais comme le monde ecclésiastique a plus d’un tour dans son sac, ç’aura été soigneusement faussé. On s’est ingénié à singer une serviabilité automatique et on a fait idiotement semblant d’être un petit, un petit d’une petitesse savamment étudiée et claironnée, dont on espère bien que, par un tour de magie spirituelle, elle sera transformée en une grandeur enfin reconnue à sa juste valeur.
Avouons-le, de voir les apôtres se bagarrer pour établir l’échelle des pouvoirs et des honneurs, ne peut que nous consoler, tant notre besoin de narcissisme et nos rêves de grandeurs sublimes sont sans limites. Ce n’est pas qu’ils soient malsains en eux-mêmes, mais ils se fourvoient quant aux objectifs et aux moyens à poursuivre et à mettre en œuvre.
Oui, car si j’écoute cette admirable figure mystique du Grand Siècle qu’est le Père jésuite Jean-Joseph Surin – il est mort en 1665 -, nous avons en nous, nous dit-il, inscrit dans notre intime, un « instinct de grandeur » – serait-ce ce qui anime notre nouvel évêque en sa devise : « Sursum corda » ? – Un instinct de grandeur, que nous risquons de dévoyer en rêve de grandeur et de rabaisser du même coup l’élévation et la puissance de la volonté, en donnant la priorité aux fantasmes de l’imaginaire.
Promouvoir l’instinct de grandeur, c’est se disposer à une voie excessive, celle, disons-le (et vous allez trembler, qui sait ?), de la sainteté – un impératif catégorique, que le pape François nous aura rappelé dans son Exhortation Gaudete et exultate ; et si nous n’avions pas compris, tant nous barbotons dans le marécage du péché qui entrave l’Église tout entière, à nouveau dans sa toute récente Lettre au Peuple de Dieu, du 20 août dernier.
Or qu’est-ce que la sainteté, sinon une démesure – ça, c’est vrai – mais une démesure à notre mesure – et ce n’est pas moins vrai. À preuve, le défi que nous lance Jésus dans l’évangile de Matthieu :
« Si votre justice ne dépasse pas, ne surpasse pas – démesure ! – celle des scribes et des pharisiens – voilà des gens mesurés et raisonneurs et raisonnables -, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux ».
Qui dit « instinct » dit, entend, une poussée qui vient de plus loin que nous-mêmes, et aussi une spontanéité qui se rit des explications des philosophes et se moque des scrupules des théologiens. Le Père Surin souligne, de cet instinct de grandeur, la grande amplitude « par le goût de l’infinie grandeur de Dieu, qui, étant une fois conçue de l’âme, entre en elle et la dilate sans bornes dans le bien infini qu’elle comprend ; vidant l’âme de soi-même et de toutes choses créées, la laisse en Dieu si pleine et si contente que rien ne la peut fâcher en ce monde » [Lettre 424].
Vous m’avez écouté respectueusement, cite le Père Surin, mais vous n’en avez pas moins sérieusement pensé en vous-mêmes : oh ! c’est très beau, c’est très bien, mais ça n’est certainement pas pour moi ! Eh ! n’allez pas trop vite en besogne, je vous en prie, ne remisez pas ça au placard, retenez les mots qui vous introduisent dans un climat, dans une ambition, – et c’est cela qui compte : amplitude, dilatation, plénitude, contentement, et surtout infini ; et Surin précise : « une grandeur non seulement infinie, mais infiniment infinie, qui renferme tout en soi ».
Or cet infini incommensurable témoigne d’une connivence inattendue avec l’enfance, et Surin rappelle, dans une autre lettre [Lettre 356], cet heureux temps où, n’ayant que huit ans et ne craignant rien, laissé seul avec une gouvernante, il employait toute sa journée à jouer et à se promener. Il lui faudra attendre la soixantaine pour retrouver cette « douceur d’esprit dont il jouissait dans son enfance », car vint le temps d’après l’enfance où « on me mit à apprendre les lettres et mon mauvais temps commença » [Lettre 356].
Clef de cette étrange leçon de sagesse évangélique (et l’on retrouvera cela le 7 octobre prochain), l’enfant est la figure de référence, le modèle de cette grandeur – disons-la baptismale. Couramment, on dit de l’enfance que c’est une période d’innocence, soumise à une candide naïveté, et donc qu’il s’agit d’en sortir, si elle n’est que temps d’apprentissage et de formation qui nous introduit dans la vie commune en société. Point de vue finalement négatif sur l’enfance, bien sensible quand on dit d’une personne âgée guettée par la sénilité, voire la déchéance, qu’elle « retombe en enfance ».
Jésus, sachez-le bien, pour ne pas vous faire d’illusions insurmontables, Jésus ne nous a jamais dit de redevenir des enfants – ce qui serait retrouver ce que nous aurions malheureusement perdu ! Non, il nous enjoint de « devenir des enfants » : l’enfance n’est pas derrière, mais devant nous, non pas à regretter ou déplorer, mais à conquérir. C’est dire qu’au point de départ nous sommes déjà toujours trop vieux et il s’agit de devenir enfant, ce que nous ne sommes pas. Le Père Christophe, un des moines martyrs de Tibhirine, le plus jeune d’ailleurs, aura eu bien raison de noter dans son journal spirituel : « J’ai une conversion radicale à faire : devenir petit enfant ». Vous avez bien entendu comme il précise : petit enfant. Ce qui est rude, c’est vrai, mais n’est pas la violation de notre nature, mais au contraire l’accord retrouvé avec la spontanéité de notre instinct de grandeur.
Pour esquisser le défi que cela représente, j’écoute ma petite Thérèse, quand elle écrit le 18 juillet 1897 – elle va mourir dans deux mois et elle est en pleine crise intérieure – à l’abbé Bellière(1), son « petit frère », pour lui enseigner « comment vous devrez naviguer sur la mer orageuse du monde avec l’abandon et l’amour d’un enfant qui sait que son Père le chérit et ne saurait le laisser seul à l’heure du danger ».
Mais je ne peux oublier en contrepoint ce propos de notre grand Maurice Bellet(2) : « À mon sens, très peu de gens pensent que Dieu nous aime,. Car si je croyais que la source de ma source est amour envers moi, vous me verriez transfiguré, je changerais le monde. C’est donc que je n’y crois pas ».
Notes du copiste :
(1) l’abbé Bellière (10.06.1874 – 14.07.1907), « frère spirituel » de Thérèse de Lisieux (02.01.1873 – 30.09.1897) qui le soutient dans ses difficultés et envers qui il gardera toujours une grande dévotion.
(2) Maurice Bellet (Bois-Colombes, 1923 – Paris, 2018), prêtre, docteur en philosophie et en théologie, auteur d’ouvrages de théologie, psychanalyse, philosophie, économie.
Rueil-Malmaison, Saint-Joseph de Buzenval, 22-23 septembre 2018
25ème dimanche du temps ordinaire (année B)