« Qui dites-vous que je suis ? » – La vraie vie – Marc 8, 27-35
Par le Père François Marxer
Dimanche dernier, j’avais attiré votre attention sur la géographie des pays que Jésus, un Jésus toujours en mouvement, traversait comme autant de paysages spirituels. C’est ce mouvement, cette mobilité, que nous allons scruter aujourd’hui : « Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages aux alentours de Césarée-de-Philippe. »
On ne reste donc pas là dans le confort d’une vie sédentaire qui donnerait toute garantie de sécurité. Plus précisément, on aurait même dû traduire : « Jésus sortit vers les villages… » : une sortie qui aurait donc des allures d’exode, qui avait déjà été remarquée, au tout début de l’évangile de Marc, quand les habitants de Capharnaüm se mettent, au petit matin, à la recherche de ce Jésus qui leur fait tant de bien, pour le retenir chez eux ; et lui de leur répondre : « Allons dans les autres villages, car c’est pour cela que je suis sorti » (1). Tous comprennent bien sûr : « Ben oui, il est sorti de chez lui, de Nazareth » ; et nous, nous devinons : il est sorti de Dieu pour venir nous fréquenter.
Et c’est donc dans ce mouvement, marche des pieds qui avancent, mais aussi se fatiguent, mais aussi voyage, itinéraire de l’âme qui s’approfondit à suivre ce Jésus qui marche en avant de nous, explorant des sentiers, qui ne sont guère balisés ni cartographiés, de l’expérience humaine, c’est donc dans ce mouvement, dans cette marche, qu’il nous interroge : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »
Le moment est idéalement choisi, car ce moment de la marche, qui est aussi celui du risque et de la découverte, est vraiment ce qui correspond à notre nature profonde, puisque nous sommes créés à l’image de Dieu et que Dieu est un nomade par nature : n’a-t-il pas accompagné et guidé la grande excursion de quelque quarante ans qui aura permis à Israël de traverser les déserts ? Et plus familièrement, presque prosaïque, ne se promène-t-il pas à la fraîche dans le jardin merveilleux des commencements pour respirer la brise du soir ?
Ainsi la condition sédentaire peut-elle être – peut-être ? – dangereuse, surtout quand elle s’échine et s’exténue à défendre ses positions et son identité – et au fond, c’est peut-être bien cela, mourir de mort, que cette calcification sédentaire de soi ? « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Ce n’est guère dans les habitudes divines que de poser des questions : jusqu’ici, on aura retenu : « Où es-tu ? », quand Dieu, toujours au jardin, s’inquiète de ce chenapan d’Adam qui s’était planqué dans les fourrés quand il avait découvert qu’il était tout nu !
L’opinion publique, pour peu qu’elle existe, on sait ce qu’elle pense : les disciples sont tout oreilles et ils s’en font l’écho sans difficulté : pluralité des opinions, Jean le Baptiseur, Élie, ou l’un des prophètes… On note que c’est quand même du haut de gamme, mais appartenant tout de même au passé. Les avis des gens, les opinions des autres, c’est intéressant sans nul doute, mais ce qui compte, c’est ce que vous, vous pensez, c’est ce que toi, tu penses, tu dis à mon sujet en ton for intérieur, et, pourquoi pas ? quand tu parles avec d’autres et que la question arrive sur le tapis : « Pour vous, qui suis-je ? » Pierre n’hésite pas une seconde : « Toi, tu es le Christ ». Spontanéité du coup ? ou a-t-il réfléchi depuis quelque temps sur cette aventure dans laquelle ils se sont lancés à quatre, presque imprudemment, sans garantie aucune ? « Toi, tu es le Christ ! » Bien, Pierre, tu as vu juste, mais il ne faudrait surtout pas que ce scoop se diffuse en rumeur, ce qui prêterait à toutes les ambiguïtés, à toutes les méprises. Et pour peu qu’ensuite on déçoive les espérances de tous ceux qui avaient inconsidérément placé Jésus au top de leurs rêves et de leurs espoirs – voyez les deux disciples sur la route d’Emmaüs au soir de Pâques -, ceux-là s’effondrent ou bien se retournent et méprisent celui qu’ils avaient célébré et adulé.
Tout de suite, d’emblée, Jésus bloque les possibles illusions d’une possible rumeur. Et rudement. Il rabroue ses disciples. Mince alors ! il aurait pourtant dû être content et se dire : Ouf ! il y en a quand même un qui a compris. Mais non, il les enguirlande proprement : embargo immédiat, vous la bouclez, les gars. Pas commode, le Messie ! Parce que je vais vous faire voir, abrité par le secret, ce qu’il en sera de l’a venir du Messie. Eh ben, l’avenir n’est guère encourageant : il commence à nous enseigner qu’il fallait – il fallait, c’est bien beau, mais de quelle nécessité ? – que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué et que, trois jours après, il ressuscite. Et ça, il ne s’en cache pas, il met cartes sur table, « ouvertement ».
Pierre, on le devine, n’en revient pas, il est abasourdi. Jésus serait-il un rabat-joie ? Nous avions pourtant de quoi nous réjouir de la perspicacité de Pierre, pour une fois ! Pierre qui nous fait plaisir parce que nous avons la même générosité que lui – ou peu s’en faut – et le même empressement à nous fourvoyer. Lui proteste en tout cas et on est prêt à le suivre : « Quoi, c’est ça, être le Christ de Dieu ? pour souffrir et pour mourir ? Alors, ça ne vaut vraiment pas le coup, souffrir, on ne sait que trop ce que c’est, et puis mourir, on s’y attend. Oui, c’est vrai, Pierre, mais il y a la manière, et ça, ça peut tout changer ».
Pierre en tout cas met les formes : il prend Jésus à part, pas devant tout le monde, et il lui dit son fait. Ça aurait pu passer, ce mouvement d’humeur, ça n’étonnera personne. Mais… mais Jésus voit les disciples, il nous voit tous qui suivons, cahin-caha, un peu éberlués quand même de ce qu’ion vient d’entendre : souffrir, rejeté, tué, et ressuscité, ça, c’est le bouquet, qu’est-ce que ça veut dire ? Alors, s’il craint que nous nous découragions et que nous prenions la poudre d’escampette, il n’a pas tort. Il remet Pierre en place : c’est du brutal – comme disent les Tontons flingueurs, c’est chirurgical : « Satan ! » Ça rappelle évidemment la tentation au désert : jouer la carte de l’épate, du merveilleux, du mirobolant – transformer un tas de cailloux en boulangerie, sauter les quarante mètres du haut du pinacle du Temple, et arriver en douceur, waouh, c’est mieux que Superman ! – et alors prendre le pouvoir, confortablement, en ne jouant pas le jeu de la vie humaine. Alors que dans toute vie, il y a de la souffrance à endurer et ce mourir à supporter !
Mais qu’est-ce que c’est au juste de vivre et de mourir « vraiment » ? C’est là le grand malentendu, et Jésus met les choses au clair devant tout le monde : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera ».
Ce que tu appelles vivre, c’est de tout faire pour maintenir à tout prix – quitte à piétiner les autres – cette vitalité primale, animale presque, dont tu goûtes la petite jouissance à bien courte vue et, tout compte fait, sans grande ambition – regarde ces grands gamins du CAC 40 qui plastronnent avec leurs millions de salaire et de stock-options ! Ton petit bonheur portatif, point barre ! Et tu t’épuises à maintenir les choses en l’état, quitte à en dépérir comme une fleur qui s’étiole ! Jésus te le dit : il faut décoller de cette préoccupation qui te ronge lentement. Tu veux sauver ta peau, tu veux sauver les meubles, et tu vas tout perdre… bêtement.
Mais si tu fais le pari de me suivre – ça, c’est la foi du disciple – et de me suivre sur les chemins de la vie réelle qui ne s’épargne rien et qui ne fait pas semblant, qui ne triche pas, qui ne frime pas (et alors, l’ordinaire des jours va te peser sur les épaules comme ce madrier que portent les crucifiés jusqu’au lieu de leur supplice), si tu t’aventures à vivre une vraie vie sans précautions, sans sécurité excessive – ce qui te fera sortir de ton enfermement tranquille -, alors tu seras en piste pour la vie éternelle, et ça n’a rien à voir avec les billevesées américaines du transhumanisme (qu’aurais-tu besoin de te faire cryogéniser, alors que c’est la résurrection qui t’attend et qui est autrement intéressante !)
Vois-tu, la vraie vie n’est pas ailleurs – désolé, mon cher Rimbaud, ce n’est pas la peine d’aller en Abyssinie ou autre royaume fantastique -. La vraie vie est en toi, c’est une question d’intensité. Elle germine depuis ton baptême : laisse-la donc fleurir et se déployer, au lieu de t’en tenir à de bien petites joies de pas grand-chose : ton i-phone dans la poche (le dernier cri de la gamme : 1659 €, et qui sera obsolète dans deux ans, et comme, en bon Rueillois, tu gagnes aux environs du salaire médian, soit 1700 €, il te reste 41 € pour les impôts, les factures d’électricité, le plein d’essence et de quoi nourrir ta petite famille : ce sera pâtes tous les jours et raviolis le dimanche, et des clopinettes pour le dessert, et tout ça histoire d’être l’esclave de tes mails qui te canardent sans arrêt du matin au soir et du soir au matin !), tes deux écrans plats à la maison (c’est tout ? que deux,), ta voiture hyper-connectée, ta montre idem (qui est prête à faire ton électrocardiogramme à la minute). Ça te suffit ? mais au fond, c’est peut-être toi, le rabat-joie, à conditionner la vie, la joie d’exister, à de telles bricoles à la mode qui n’ont guère la saveur de l’éternité ? Et la vraie joie, la joie inconditionnelle, confiante, qu’est-ce que tu en fais ? Eh, la joie parfaite ?
(1) note du copiste : Marc 1,38
Rueil-Malmaison, 16 septembre 2018 – 24ème dimanche du temps ordinaire (B)