Guérisons en terre païenne – Marc 7, 24-37
par le Père François Marxer
Depuis dimanche dernier, il s’est passé un petit événement de rien du tout, auquel personne n’a prêté attention et qui pourtant est d’une importance considérable : le Messie a franchi la frontière de la Terre sainte et il s’aventure en territoire païen, chez les autres, les gens d’en face. Et sa première rencontre, lui qui voulait entrer incognito, est vraiment fracassante. Je trouve, je l’avoue, bien dommage que notre lecture de l’évangile de Marc, de dimanche en dimanche, nous ait privés de cet épisode qui nous intéresse, nous, au plus haut point.
En effet, voilà qu’une femme du pays, une Syro-phénicienne pour dire savamment, comprenons : une Libanaise, l’avait repéré : comment l’a-t-elle su ? Comment l’a-t-elle reconnu ? Bien malin celui qui pourra nous le dire, mais après tout, comment s’en étonner, ça doit bien bavarder et faire causette par-dessus la frontière. Elle l’interpelle, et il ne peut s’y tromper : « Fils de David, écoute-moi »(1), elle lui donne tout de suite ses qualités particulières de Messie, elle implore pour sa fille qui est enténébrée d’un démon. Elle insiste sans vergogne. Réaction des apôtres qui rouscaillent, c’est le prototype de la curie cardinalice qui montre déjà ses hautes prédispositions à une misogynie supérieure : « Donne-lui ce qu’elle veut, elle commence à nous casser les pieds avec ses criailleries ». La réponse de Jésus est désobligeante : « Ce n’est pas bon de jeter le pain de la table des enfants aux chiens ». Mais notre Libanaise ne se décourage pas : « Des chiens, voilà ce que nous sommes, pourquoi pas ? Et même de petits chiens, c’est plus mignon, et plus familier aussi, les petits chiens sont chez eux, partout dans la maison. Et ils ne se privent pas de se régaler des miettes qui tombent de la table des enfants. Pas grand-chose, mais c’est mieux que rien et je n’en demande pas plus ». Jésus, on le devine, devant tant de tact et d’intelligence, d’obstination à ne pas se décourager, Jésus est au pied du mur : «Femme, lui dit-il, eh bien, à cause de ce que tu viens de dire, va : le démon est sorti de ta fille ».
Vous avouerais-je toute la gratitude que j’ai à l’égard de cette femme dont je ne connais pas le nom ? En effet, Marie de Nazareth a mis au monde pour nous le Messie, mais ça paraissait quand même réservé à Israël. Cette femme, inflexible de persévérance, audacieuse d’astuce et de tact, a pour ainsi dire engendré le Messie d’Israël pour nous, les païens. Et je vous assure que, quand je finirai bien par la repérer dans le Royaume de Dieu, alors je me précipiterai et je l’embrasserai sur les deux joues.
Voilà donc Jésus à pied d’œuvre en terre païenne, et il est à même de refaire ce qu’il faisait déjà en terre d’Israël, mais il semblerait comme moins habile, il manquerait d’aisance, comme s’il lui fallait réapprendre ce qu’il sait pourtant si bien faire pour aider ses frères humains. Dans peu de temps, pour qu’un aveugle, aux environs de Bethsaïde, recouvre la vue, il faut qu’il s’y reprenne à deux fois(2). Bref, sa forme messianique n’est pas au meilleur d’elle-même, semblerait-il.
Mais voyons bien tous ces pays qu’il est en train de traverser, où il est un étranger en terre étrangère. Suivons l’itinéraire de notre Christ voyageur – une vie voyagère, c’est d’ailleurs comme cela que le cardinal de Bérulle, au XVIIème siècle, aura résumé la vie de Jésus. D’abord Tyr, au Liban-sud (Tçour aujourd’hui), puis, un peu plus au Nord, Sidon, Saïda – et les Libanais sont fiers de pouvoir vénérer le passage du Christ chez eux au sanctuaire de Magḫdouchè, pas loin de Saïda justement – et retour vers le lac de Tibériade, la mer de Galilée, en obliquant au Sud-est, et, là, Jésus traverse la région de la Décapole – Déca – pole, c’est la région des Dix (Δέκα = « Déca » en grec) Villes (Πόλις = « Ville » en grec). Donc, une région densément peuplée. Je ne dirai pas que c’est l’Ile-de-France d’aujourd’hui, mais quand même, c’est, cette province de Décapole, une terre de belle densité urbaine, et c’est un territoire intégralement païen. Or donc, qu’est-ce qui caractérise le paganisme, ou la paganité de cette région ? Marc ne nous évoque nullement quelque idolâtrie que ce soit. Alors, il faut regarder le texte au plus près.
Car tous ces trajets de Jésus constamment voyageur dans ces territoires de Palestine et alentour, nous dessinent des paysages. Nous avons déjà arpenté le désert, escaladé collines et montagnes. Le désert d’austère solitude, c’était le lieu d’un cœur à cœur retrouvé avec Celui qu’il appelle son Père, Abba. Et, de même, la montagne où il se retire, seul, la nuit, pour entrer dans l’intimité de la prière. Chaque lieu, chaque espace est lourd d’un sens spirituel. Alors, qu’en est-il pour cette province des Dix Villes ?
Cette province où « des gens », on ne sait pas qui exactement ni combien, lui amènent un sourd-muet. On pourrait aussi bien traduire : « on lui amène ce handicapé ». On, c’est neutre, c’est ce ils au pluriel qui s’agite et qui bouge, la tourbe mouvante de la foule indéterminée. On pourrait dire cela qui est vrai de toutes les villes : c’est la dictature du on qui domine, c’est l’empire du neutre, c’est l’indécidé. C’est ce ils pluriel qui y prospère, et qui n’a rien à voir avec la communauté de ceux qui se rassemblent – ou plutôt sont rassemblés par et autour de Jésus : ensemble, ceux à qui lui pourra dire : « Je vous ai choisis », ils sont la communauté d’un nous. Et relation suprême : dans la solitude du désert ou de la nuit, Jésus s’adresse au Père : Je m’adresse à Toi. C’est la relation première, primordiale, qui fonde et irrigue l’être de Jésus, et qui va ruisseler dans le nous de la communauté. Mais, vis-à-vis de la foule, de ce on indécis, indéterminé, Jésus reste en retrait, il ne fraye pas avec, il se distancie de ces individus non identifiés, de ce on si vorace qu’il happe et digère tout vivant qui lui tombe sous la main : c’est peut-être ça, le populisme qu’on peine à comprendre aujourd’hui ? Jésus ne se laisse pas absorber, il préserve sa liberté essentielle et avec ce Je-Tu, ce Je et Tu, Toi mon Père qui me donnes de vivre de vie vivante.
Aussi la première nécessité pour ce handicapé, ce sourd-muet qu’on lui amène, c’est de l’extraire de cette gangue glauque de la foule, à l’écart, il échappera ainsi au marécage toujours prêt à l’engloutir. Et là, à l’écart, un tête-à-tête direct, de personne à personne, sans bouillage ni intermédiaire. Et le restaurer ainsi dans sa dignité éminente, puisque je m’adresse à lui, je m’adresse à toi, car nous pouvons nous entendre, c’est-à-dire nous écouter et nous comprendre avec une intelligence renouvelée.
Les gestes de Jésus, ce sont les rituels classiques des thérapeutes et thaumaturges de l’époque. En revanche, plus étonnant est ce qu’il déclare : « Ephata, ouvre-toi ». Il aurait pu dire : « Que Dieu ouvre tes oreilles, que Dieu dénoue ta langue ! » Mais non, il s’adresse immédiatement à cet homme, assuré qu’il est que cet homme l’entend : Ouvre-toi, deviens vraiment un sujet, une personne de haute liberté ; pour cela, éloigne-toi, mets-toi à côté des chemins moutonniers, grégaires, de la foule démagogique, où règne absolument l’empire du on. Ce on qui a la peau dure, et qui s’est adjugé comme dernières trouvailles, les réseaux sociaux : vous savez, Facebook où vous vous faites à peu de frais des amis par milliers, dramatiquement inconsistants – et vous êtes pris dans le piège du neutre qui vous flatte à coups de like à satiété. Et on va tweeter avec frénésie, ça crépite pour communiquer afin de ne rien dire et de ne surtout rencontrer personne.
Tout se joue dans ce Je qui parle à un Tu, ce Tu qui reconquiert et retrouve ainsi sa personnalité unique, ce trésor précieux, irremplaçable, non négociable. Pendant ce temps-là, l’empire de la foule, le règne du on, de l’impersonnel, s’empare du fait divers, fabuleux. Paris-Match était là, avec Causer : extraordinaire ! un sourd-muet guéri d’un coup, on n’allait pas laisser passer ça, ça s’agite dans les salles de rédaction, les télécopies et les sites internet des agences de presse crachent l’info à qui mieux mieux ! Et pendant que ça s’excite et que ça bougeotte dans le vaste monde, l’homme qui a été guéri de sa surdité, semble être rentré dans son mutisme. Mais ce mutisme n’est plus le même qu’avant, en fait il s’est retiré dans ce sanctuaire du silence de son âme où il converse avec ce Toi si discret en lui et qui l’engendre à lui-même. Cet homme-là, c’es le baptisé sur lequel la liturgie prononce cet Ephata : ouvre-toi à ton Seigneur, ouvre-toi à toi-même.
Notes du copiste :
(1) c’est ainsi que cette femme interpelle Jésus chez Matthieu 15,22-28
(2) lire un peu plus loin Marc 8,22-26
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse, Notre-Dame de la Compassion
8 et 9 septembre 2018
23ème dimanche du temps ordinaire (B)