Jésus, venu du Père, est l’échelle nous menant au Père – Jn 6,60-69
par le Père François Marxer
Du côté des autorités, l’affaire est entendue : tous ces racontars autour de ce charpentier de Nazareth qui s’enorgueillissait d’une origine céleste, ça ne passait pas. Et on allait sous peu lui régler son compte.
Du côté de ses disciples, c’était différent. En gros, c’était des petites gens du petit peuple, et qui s’accommodaient on ne peut mieux de cette origine céleste et de sa prétention à nous donner la vie, la vraie vie. Ce sont des petites gens, mais ils sont fiers. Alors, qu’on veuille rabaisser ou galvauder leur passé glorieux, ça, ça ne passe pas : « Nous avons Abraham pour père », et bientôt tu vas nous dire : Abraham ? ouais… mais vous savez, ce qui l’a réjoui, c’est de voir mon Jour qui se levait à l’horizon des vies humaines. Jacob ? oh… cette échelle mystique qu’il a vue grimper jusqu’au ciel et sur laquelle les anges faisaient des aller-et-retour, eh bien, en fait, c’est sur moi qu’elle s’appuyait. Quand il nous a dit cela, on en est resté comme deux ronds de flan.
Et Moïse, hein, Moïse, le grand homme… ? la manne, oui, pas mal comme urgence humanitaire, même si ça a duré quarante ans – il n’y a guère que les camps de Palestiniens qui ont battu ce record-là – la manne, oui, mais ça n’a pas empêché vos pères de mourir. Et il a ajouté : je vous le dis, Salomon, dans tous ses atours qui faisaient frémir d’émotion la reine de Saba – elle venait d’Arabie pourtant – eh bien, Salomon n’est pas à la hauteur d’un myosotis ou d’une pâquerette dans la campagne, si simplement élégante et raffinée.
Mais quand même, qu’on lui a répondu, notre Moïse, il a inventé la justice, comme David, le roi musicien, a inventé la prière, et Salomon, son fils, la politique étrangère. Ils ont eu leurs faiblesses, c’est vrai, mais ils valaient quand même mieux que ces fantoches d’idoles grecques et romaines, devant lesquelles se vautrent les troupes d’occupation qui sont si fières de porter sur leur ceinturon : Gott mit uns ! Non, Dieu n’est pas avec eux – ou alors un dieu bricolé -. Dieu, le véritable, il est de notre côté, il est avec nous : Em-manu-el !
On lui a donc bien fait sentir que ça nous déplaisait. Il a compris : « Ça vous renverse ? » Oui, on ne comprend pas pourquoi tu serais les barreaux de l’échelle que nous, comme des pénitents, nous peinons à monter pour aller vers Dieu, patiemment, d’échelon en échelon, à grand renfort d’exercices et de discipline ; et puis, avec toi, patatras ! tous ces intermédiaires qu’on nous avait donnés, qui nous contraignaient et qui nous enchantaient en même temps – eh ! on était fier -, les voilà par terre, en miettes ! Alors, comment on va faire pour aller à Dieu ?
Il ne va pas arranger les choses, et même, il va accroître le malaise, et ceux qui avançaient cahin-caha à le suivre, vont carrément se casser la figure. « Et quand vous verrez le Fils de l’homme remonter là où il était auparavant ? » Eh oui, il nous a dit que lui, le péquenot de Nazareth, un homme de la rue au fond, un homme ordinaire comme nous, c’est lui qui va monter chez Dieu, puisqu’il est venu de Dieu d’abord.
Pourtant, ça nous avait plu, il n’y a pas si longtemps : ce langage intrépide, sans précautions, sans note en bas de page ni citations de référence, cette parole drue, nette, ça passait bien, ça nous changeait. Mais là, on flaire le blasphème, et s’il compte comme ça se faire une popularité, eh bien, c’est raté. Ben, il aurait dû accepter d’être roi quand on le lui a proposé, la chose aurait marché comme sur des roulettes.
Ce qu’ils ne savent pas les uns et les autres, c’est qu’il reprend pour eux ce qu’il disait au savant Nicodème(1) qui était venu le trouver la nuit pour avoir quelque lumière. Nicodème, c’était un lettré, il avait du prestige à la capitale, Académie, Sanhédrin et tutti quanti. Mais il avait du mal à entrer dans le vif de la vérité, la vérité qui est bouleversante, qui remue le corps et emporte l’âme, la vérité qui éveille un grand Désir qui dort en nous depuis les âges des âges.
Vous, vous êtes de petites gens, vous n’êtes pas des intellos, et pourtant – c’est étrange – vous ne vous fiez qu’à des notions. Or c’est la respiration, c’est le souffle qui fait vivre. Ce souffle qui fait vivre, moi, je vais vous le donner, il a un joli nom que vous allez retenir : le paraclet, et vous allez retrouver dans vos poumons fatigués, sclérosés, encrassés, métabagisés(2), l’haleine divine que Dieu avait insufflée au commencement à l’Adam, et lui, n’est-ce pas ?, il vivait, et il était tout intelligent : n’avait-il pas établi, en bon lexicographe, le dictionnaire de tous les vivants, à en rendre jaloux M. Littré et M. Larousse ?
Il nous dit : je respire le Père, et mon souffle, je vais le mettre en vous, vous respirerez Dieu. Je vais vous livrer à ce souffle qui est humain et ce souffle va vous livrer à moi.
Mais voilà : nous ne faisons pas confiance. C’est étonnant, vous ne voudriez donc pas vivre ? Et puis, il y a les méfiants et il y a le traître. Pourquoi a-t-il trahi ? Il avait été choisi comme les autres, et leur rôle, c’était de livrer le Christ, de le transmettre – de faire tradition en un mot -, oui, de le livrer à ceux qui attendaient. Mais lui, le traître qui était repéré au point de départ, il l’a livré à ceux qui attendaient mal, aux perfides. Et pourquoi ? pour se faire un petit capital à mettre sur son livret A – trente deniers, c’est quand même pas grand-chose, surtout comparés aux trois cents deniers que lui, comme un chef de rayon de parfumerie, avait estimés être le prix de ce nard précieux que la sœur de Lazare, Marie, avait acheté pour faire honneur à Jésus (3) – ? Ou bien pour être bien vu par les Chefs pour assurer sa carrière et obtenir une promotion pour grimper dans la hiérarchie ? Ou bien pour obliger le Christ, acculé à la défaite, à sortir de sa discrétion et enfin montrer ce qu’il était capable de faire ? Pourquoi finalement a-t-il trahi ? On ne sait pas, on se perd en conjectures.
De toute façon, il nous le redit, ne viennent à moi que ceux à qui c’est donné par le Père. Ça, on l’avait compris : on ne vient à lui que aimantés, magnétisés littéralement par le magnétisme du Fils de l’homme. Ce n’est pas que l’on soit sous pression, car il n’est pas permanent au fond. Il y a les heures faciles, où on se laisse faire, ça marche tout seul, ce sont les bonnes heures qui vivifient nos vies. Et puis, il y a les heures creuses, où il ne se passe rien. Sauf que, pendant ce temps-là, l’histoire poursuit son cours, avec ses manœuvres, ses coups fourrés et ses trahisons.
Jésus est à deux doigts d’être seul : comme ça le sera à Gethsémani, où les plus proches sont au plus loin. Seul ? non, jamais, le Père est toujours avec lui. Mais il y a quand même un tremblement : « Vous allez partir vous aussi ? Des fois que….. vous que j’ai choisis pour être avec moi… »
Simon-Pierre prend la parole sans consulter les autres, tant il est sûr de ne pas être démenti – et, pour une fois, c’est vrai, il ne dit pas de sottises. Ce que Jésus a dit en a rebuté beaucoup, mais ce qu’il a dit, c’est contagieux, c’est sûr, Jésus le dira bien dans la dernière grande prière qu’il adresse au Père avant de mourir : « Ils étaient à toi, et tu me les as donnés. »
Le Credo de Simon-Pierre est bien venu, et sobre, sans rodomontade ni époustoufle : « Ben, à qui irions-nous ? Nous croyons et nous savons que tu es le Saint de Dieu, l’Unique. Nous croyons : nous engageons notre confiance et nous prenons le risque de tout miser sur toi et sur ce que tu dis, puisqu’on a bien deviné que tes mots, c’étaient les mots de la vie éternelle.
Nous croyons et nous savons : pas par démonstration, mais par intuition, et une intuition qui ne trompe pas ». Voyez-vous, mes frères et sœurs, le Credo que nous allons confesser maintenant, c’est un peu plus compliqué que ces deux-trois phrases de Simon-Pierre. Mais c’est le même élan, c’est le même mouvement, parce que nous aussi, le Père nous a attirés vers Jésus, et donnés à Jésus. Cela, comment pourrions-nous le refuser ?
notes du copiste :
(1) :voir Jn 3,1-21 –
(2) néologisme du Père Marxer, formé sur le mot « tabac » = comme victimes du tabagisme
(3) note du copiste : voir Jn 12,1-11
Rueil-Malmaison, 25-26 août 2018, Sainte-Thérèse
21ème dimanche du temps ordinaire (B)