Ma chair est la vraie nourriture, mon sang la vraie boisson – Jn 6,51-58
Par le Père François Marxer
Ah ! on va de scandale en scandale. La semaine dernière, il nous racontait qu’il était «le pain vivant descendu du ciel » ! Alors que nous connaissons bien son père et sa mère : nous savons qu’il est le fils de Joseph et de la Marie ; eh ! sa généalogie n’a pas de secret pour nous !
Et maintenant, il y va un peu fort : voilà qu’il nous donne sa chair à manger ! Mais on n’est quand même pas des cannibales, la chair humaine, ce n’est surtout pas une solution à ces famines qui nous assaillent régulièrement, et ce n’est pas non plus un fortifiant pour les âmes affaiblies et les cœurs désœuvrés. Qu’un père reluque sa fille d’un peu trop près ou qu’un solide gaillard convoite sa mère, c’est atroce, mais on l’a vu au temps de nos Rois, jadis, et aussi passer les gamins par le feu en sacrifice, ça se faisait à Tophet, tout près de Jérusalem. Mais manger de la chair humaine, ça, jamais.
Vous ne comprenez pas ce que je veux dire : le pain que je vous donne, c’est ma vie que je vous donne. Je vous la donne comme on donne du pain, pour vous nourrir, et je donne ma vie, ça veut dire que je vais mourir, je le sais, et je vais mourir pour que vous ayez pour vous, en vous, la vraie vie, la vie vivante, la vie en surabondance. Vous regimbez, vous vous focalisez sur mes premiers mots et vous oubliez la suite : « ma chair donnée pour la vie du monde ». Et lui, il insiste, il aggrave son cas, il nous parle de sa chair à manger, à mâcher, à avaler, et, en plus, son sang à boire. Les deux séparément : on a pensé tout de suite que sa mort, dont il nous parle d’avance, ce serait une mort violente, pas tranquille du tout, un meurtre, un assassinat. Ce sera comme pour les bêtes qu’on égorge et qu’on saigne pour les sacrifier ou pour les manger : on met le sang à part, question de pureté : il sera comme une bête kasher !… Plus tard, bien plus tard, le jour des Rameaux, il répondra à des Grecs qui voulaient lui parler et qui s’étaient adressés à André et à Philippe – ils ont des noms grecs, ils doivent bien avoir quelques connaissances de notre idiome-, et ils ont donc servi d’interprètes… Les Grecs, c’est des abstraits, ils aiment les concepts et les lois universelles. Alors, il va de nouveau leur laisser entrevoir sa mort, sa mort violente et les effets qu’elle aurait, mais il le fait par une sorte de théorème général qui sera mieux à leur portée : le grain de blé, dit-il, s’il reste tout seul, il est sec, stérile, mais sitôt en terre où il meurt à son isolement, à son enfermement sur soi, il germe et il donne l’épi lourd de bon grain. Eh bien, c’est pareil : la vie vitale, la vie étale, la vie animale, qu’on possède tous au point de départ et qu’on chérit très fort, et qu’on fait tout pour la conserver, il faut s’en détacher, s’en défaire, en décoller, cesser de coïncider avec elle coûte que coûte, et à ce prix-là, on germera, on recevra la vraie vie, la vie vivante, la vie surabondante.
Si vous avez compris, vous n’aurez pas besoin de faire des gloses ou des commentaires : ce serait du bavardage ; ni non plus de tirer des conclusions dans lesquelles vous retomberiez, satisfaits de vous-mêmes en vous disant : Ah ! ce qu’on est intelligent au fond ! Voyez simplement ce que ça veut dire pour votre existence au jour le jour, et même un peu plus loin, comme moi, je vois ce que ça veut dire pour la mienne… Je ne vais donc pas me répandre en explications : ce serait m’épuiser pour rien et ce serait blasphématoire que de parler pour ne rien dire. Regardez-moi, comment je vis. Ce que je vis sera mon langage. Une vie s’use, même en sa jeunesse. Moi, je m’épuise pour vous donner la lumière. Je m’épuise, oui, parce que ce que je vous dis vous choque et bute sur vos traditions dont vous êtes si fiers. Mais vous vous enfermez dans vos traditions, et elles nourrissent la haine, parce que vous vous croyez être une élite, alors que vous êtes des serviteurs inutiles ; je vous le dis tout net, et ça ne vous fait pas plaisir. Moi, Jésus, je vous donne pour vous nourrir, je vous donne ma mort, je vous donne mon mouvement à la mort, mon mouvement de mourir. Le pain du boulanger, vous le mangez pour retrouver, pour fortifier vos forces, et vos forces vont s’user dans le travail……
……Le pain que moi, je vous donne pour que vous ayez la vie vivante, c’est mon usure à vivre, et même en plus, la catastrophe qui brisera ma vie à moi.
Une usure à vivre ? vous direz : trente ans, il est bien jeune pour cela – mais vous ne savez pas que ce que je désire par-dessus tout, c’est de retrouver le Père et de m’y retrouver avec vous… Mais l’usure, à y bien regarder, c’est vrai, surtout quand la vie s’étire à n’en plus finir, et qu’on n’a plus de goût à rien ni de curiosités à découvrir ni peut-être de prochain à aimer : on comprend la nausée des patriarches qui n’en pouvaient plus, « rassasiés de jours » disent nos Écritures, comme nos pères n’en pouvaient plus de déglutir de la manne, au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner, tous les jours, dimanches compris, pendant quarante ans. Eh ! ça me rappelle un clochard dans ma paroisse de Nancy, Monsieur Jean, un ancien jardinier qui avait perdu sa claire vision, et qui venait, sur la fin de la matinée, quémander un en-cas au presbytère, un sandwich quoi ! et il me suppliait : « Surtout, pas de beurre, Monsieur l’abbé » : il n’en pouvait plus, du jambon-beurre. Alors je lui mettais du pâté de campagne ou du pâté de foie dans un sandwich, et il me souriait avec reconnaissance. Eh bien, c’est comme ça, la vie qui est fade comme un sandwich qui n’a plus de goût.
Prescience de Jésus : il voit d’avance la douleur des ténèbres à Gethsémani (« Père, que cette coupe s’éloigne de moi… ») et l’échec total, déchirant (« Pourquoi m’as-tu abandonné ?, je les aurai tous sauvés, sauf un seul, ce Judas qui consomme sa trahison de désespoir »), et puis la honte : tous rient en chœur autour du Crucifié (« Allez, sauve-toi toi-même, tu en as sauvé tellement d’autres. Ne t’en fais pas, on s’en tirera bien tout seul, même sans Messie »), et les argousins qui montent la garde, leur besogne faite, jouent aux dés pour se partager mes vêtements : ils revendront ça chez le fripier et ça améliorera un peu la solde qu’ils reçoivent du gouvernement. Mais ça ne veut pas dire qu’il va foncer dans la mort, tête baissée : oh non ! à maintes reprises, certes, il polémique pied à pied, argumente, se défend, mais pour ruser, s’éclipser, filer à l’anglaise, s’échapper à la sauvette. Il s’agit de durer et il ne se laissera prendre que lorsque son interpellation et son exécution comme un droit commun apparaîtront manifestement comme une iniquité, une œuvre scélérate !…
C’est de sa mort violente qu’il va nous nourrir, cette violence qui sépare la chair exsangue et le sang qui se perd – manger, boire, pour vivre, et d’une vie qui sera remise sur pied – il nous ressuscitera, lui ! -, c’est bien autre chose que le pain du boulanger ou que la manne de nos pères : eux, ils sont morts… Tout cela, à bien entendre, est très clair et très obscur, tout à fait comme quand Pierre, Jacques et Jean, les trois préférés, étaient sur la montagne du Thabor : éblouissant comme l’éclat de son visage transfiguré, et ténébreux comme la nuée qui les aura envahis, de quoi leur couper l’envie de dire quoi que ce soit. Évidemment, Pierre, parce qu’il était le chef, a cru bon d’y aller de son petit bavardage qui ne voulait pas dire grand-chose ! Oh ! ce qu’ils ont été soulagés quand ils se sont retrouvés avec Jésus tout seul, enfin ! Et pareil : qu’ils ont été soulagés quand ils ont entendu dans leur demi-sommeil la flicaille qui arrivait au Jardin des Oliviers : ils ne savaient que dire, que faire, Jésus un peu plus loin qui parlait, qui exhalait sa détresse et sa grande peur à son Dieu qui ne répondait pas, on ne comprenait pas. Alors, quand les carabiniers se sont pointés dans le clair de lune, on allait pouvoir montrer ce qu’on pouvait faire, et Pierre a dégainé son sabre. Ce qu’on ne saisissait pas, c’est que la vérité est à la fois clarteuse et nuiteuse, elle se révèle non par des déductions logiques, mais en s’infusant comme par osmose ; c’est pour cela qu’il faut manger sa chair, la mâcher, la mastiquer, la ruminer presque, comme une provende de sagesse. Et comme ça, nous demeurons en lui et lui demeure en nous, il nous peuple, il nous habite, et nous vivons à cause de lui, nous vivons par lui et pour lui, pour sa cause à lui, comme lui est vivant pour le Père et pour lui.
Rueil, Ste-Thérèse 19.08.2018 20ème du temps ordinaire (B)