Assomption de Marie – Jean, Apocalypse 11,19a ; 12,1-6a, 10ab
par le Père François Marxer
« Un grand signe dans le ciel ». Dans l’Apocalypse, l’apparition d’un signe marque une rupture, ce qui sera à la fois commencement et séparation. Ce signe, c’est une femme dans le ciel. Cette femme n’a pas de nom, non qu’elle soit anonyme, mais bien plutôt qu’elle représente toutes les femmes. Nous n’en connaissons pas l’identité, mais toutes les femmes peuvent s’identifier à elle.
Encore qu’elle ne manque pas d’être singulière, puisque le ciel est son lieu d’apparition. Or, rappelez-vous ce que je vous indiquais dimanche passé, à propos de la réaction indignée et justifiable des Juifs quand ils entendaient Jésus déclarer : « Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel ». Inacceptable : le ciel, c’est le domaine de Dieu, comme la terre est notre apanage, et il ne s’agit surtout pas de les mélanger ou de les confondre.
Or, cette femme, la voilà dans le domaine de Dieu, et elle est pourtant bien de la terre, puisqu’elle connaît les épreuves et les douleurs de l’enfantement. Aurait-elle réalisé ce que les hommes ont toujours espéré, s’élever pour accéder à ce ciel de Dieu, à ce lieu de majesté et de grandeur, pour les pouvoir partager ? Pour cela, ils ont toujours eu en vénération les montagnes et les sommets impressionnants, et même, à en lire la Genèse, n’avaient-ils pas ambitionné de construire une tour géante en la plaine de Babel (Babylone) pour enfin être de plain-pied avec la sublimité divine ? Et Dieu lui-même, loin de se cloîtrer farouchement, jalousement, dans le huis clos de sa transcendance inaccessible, ne rêvait que de venir parmi les humains, ces créatures singulièrement à son image, de les fréquenter, de s’accoutumer à eux – ce qu’il finira par réussir quand le Fils prendra chair d’humanité et naîtra parmi les hommes.
Singulière, cette femme, puisqu’elle reconfigure le cosmos : le soleil perd sa souveraineté seigneuriale au firmament pour se faire pure vêture de la femme, et, de même, la lune cesse d’être l’idole fascinante des nuits, puisque la voilà foulée par les pieds de cette femme qui manifeste ainsi sa supériorité sur le monde des astres et des puissances cosmiques qui lui sont désormais assujetties.
Car les étoiles elles-mêmes viennent se ranger dans l’humble obéissance d’une couronne qui sera sa parure royale : douze étoiles, on pense aux douze tribus d’Israël, et pas moins aux douze Apôtres au milieu desquels, au centre desquels priait Marie au Cénacle dans l’attente de l’Esprit pentecostal promis.
Cette femme est enceinte, elle est grosse du Messie qu’elle met au monde et qu’attendent les justes parmi les nations. Cet enfant qui sera pris dans la gloire de son Dieu et qui gouvernera les nations avec une trique de fer, et non un sceptre d’or ou d’argent : en effet, âpre et éprouvante est l’autorité de l’Évangile qui est la houlette du berger qui mène aux verts pâturages et aux eaux tranquilles.
Elle crie dans la douleur de l’enfantement, et dans son cri se fait entendre, comme en des harmoniques d’humanité, le cri du bébé, cri d’effroi peut-être, et celui du mourant dans son angoisse de terreur. Et celui de la communauté des justes, terrifiée par la menace de la Puissance des ténèbres, ce dragon rouge-feu. Et la communauté des justes crie son désespoir et son attente et son espérance d’être délivrée de la corruption de la vanité, ainsi que dit saint Paul au chapitre 8 de sa Lettre aux Romains, la corruption de la déchéance, de l’indignité, de l’inhumanité, pour connaître la gloire de la liberté des enfants de Dieu. Accouchement tellurique, parturience incessante dont le monde et le cosmos frémissent à chaque génération : et ce que nous pouvons voir et déplorer d’horreur et de désastres au jour le jour sur la terre des hommes n’est que symptôme de cette formidable mise au monde.
La Femme, la communauté des justes qui, dans la foi, met au monde le Messie, est préservée par Dieu qui lui prépare une place au désert : désert qui n’est pas séjour de repos et de quiétude, mais espace d’épreuves interminables, à l’image des quarante ans de la traversée de la Communauté d’Israël en attente de promesse. Et à ce titre, y a-t-il meilleur désert que la grande ville, la mégapole de nos jours, où la communauté des justes se voit dissoute dans l’anonymat des foules, dispersée comme un presque rien de levain ou de sel qui pénètre et transforme le monde en silence ?
Paul, dans la Lettre aux Colossiens, nous rappelle que notre vie, à nous les justes par la foi, notre vie est cachée en Dieu (3,3) avec le Christ ; et quand le Christ sera manifesté, lui qui est notre vie, alors nous serons manifestés avec lui en pleine gloire.
Ainsi pourrions-nous comprendre – a minima, dirais-je – ce qu’est l’Assomption de Marie, qui n’est rien autre que sa Résurrection. Est-ce pour autant un privilège particulier dont elle jouirait elle seule ?
Je vous invite à repenser à ce détail qu’a noté l’évangéliste Matthieu à la mort du Christ le Vendredi saint : « les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent ; ils sortaient des tombeaux après sa résurrection, entrèrent dans la Ville sainte et se firent voir à bien des gens ». Je me refuse à lire ceci comme une pure allégorie ou un pur symbolisme. Mais ce que je comprends, c’est que le Christ, qui n’a pas voulu mourir seul – il est mort en même temps que deux délinquants de droit commun -, eh bien, n’a pas voulu ressusciter seul – ; certes, « il est, dit Paul le premier-né d’entre les morts » – et c’est là sa grandeur unique et indépassable, irremplaçable –, mais d’autres ont ressuscité et, oserais-je le dire, ressuscitent avec lui et après lui. Combien ? On n’en sait pas le nombre – mais nous les fêtons tous ensemble à la Toussaint. Simplement, nous sommes assurés que Marie est de ceux-là, les autres nous sont inconnus, d’autant que presque tous doivent payer le tribut de la corruption de la chair à notre solidarité commune dans le péché commun à tous.
D’autant plus qu’avec la mort du Christ qui est pour cela le nouvel Adam, la mort d’Adam qui est notre lot à tous, de défaite qu’elle était devient retournement de l’humanité à la vie vivante : nous pouvons en effet, non sans nous y être essayés avec plus ou moins de réussite, nous pouvons nous décoller de la vie étale, de la vie vitale, de la vie animale presque qui est initialement nôtre, pour enfin recevoir la vie vivante et jaillissante, celle que Jésus promet et propose à la Samaritaine au puits de Jacob.
Pour mieux comprendre l’Assomption, repensons et vivons au mieux l’Eucharistie. Dans l’acte et dans la communion eucharistique, où est Jésus ? Ne disons pas que le Fils de Dieu « descend sur l’autel » ; c’est un langage inadéquat, tout comme les calvinistes purs et durs qui disent que Jésus est au ciel en Dieu et que, ainsi localisé, eh bien, le pain de la communion n’est qu’un symbole. Non, dans l’Eucharistie, le Christ Jésus est en même temps en Dieu et avec Dieu et avec nous et pour nous. La distance, l’écart entre le ciel de Dieu et la terre des hommes s’estompe, s’efface. C’est pareil dans l’Assomption de Marie : cette distance qui exaspère le désir de grandeur des humains, d’être à hauteur de Dieu – mais en fait c’est Dieu qui se met à hauteur d’homme -, cette distance disparaît. Ne disons pas « Marie est au ciel, et donc elle n’est plus sur la terre ». Disons plutôt qu’elle est au ciel et en même temps avec nous qui sommes sur la terre, elle est à la fois la terre élevée au ciel et le ciel tourné vers la terre. Et ses discrètes et réconfortantes manifestations, ses apparitions, nous le rappellent opportunément.
Rueil-Malmaison, Notre-Dame de la Compassion