Jésus, pain vivant descendu du ciel – Jn 6, 41-51
par le Père François Marxer
Dimanche dernier, ils étaient encore dans de bonnes dispositions. Il leur avait dit : « Le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde ». Et eux avaient répondu : « Seigneur, donne-nous de ce pain-là toujours ». Eh oui, la proposition était a lléchante, les conditions minimales : croire en Celui que Dieu nous envoyait – et, comme il avait fait ses preuves, autant en profiter !
Mais lui ne s’était pas laissé tromper par leur apparente bonne volonté ; il le leur avait dit franchement : « Vous ne croyez pas en moi ». Pourquoi ? parce que le Père ne vous a pas mis dans mon attirance, vous êtes sourdement opposés au magnétisme que le Fils devrait exercer sur vous. Ça ne leur a pas plu, bien sûr. Et ils commencèrent à récriminer et à se montrer tatillons. Il venait de leur évoquer la manne que les pères avaient mangée pendant la traversée du désert, mais ça ne leur avait pas suffi, c’était lassant, à la fin, la manne matin, midi et soir. Alors ils avaient réclamé de la viande : Dieu avait entendu, des cailles avaient amélioré l’ordinaire. Mais ça ne les a pas empêchés de murmurer contre ce Dieu qui leur faisait payer bien cher leur liberté toute neuve – les corvées en Égypte, eh ! au fond, ce n’était pas si mal, parce que là, on avait la sécurité de l’emploi et les menus à table étaient variés -. Murmurer, récriminer, rouspéter, ça ne leur était pas sorti de la cervelle…
Et ça continue : ils récriminent contre Jésus parce qu’il vient de leur déclarer : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel ». Inacceptable pour eux en bons Juifs qu’ils sont. Que voulez-vous ? Abraham, l’ancêtre, avait fait le grand nettoyage dans les petites divinités familiales et locales pour refuser de se soumettre, lui et les siens, à la « fatalité des dieux astronomiques » (J. Grosjean(1)) ; du coup, il chamboulait toute une civilisation qui tablait sur le retour immuable des dates et des astres dans un ciel immobile. Moïse avait amélioré cette vision des choses : c’en était fini de l’éternel retour ; du coup, le temps des hommes prenait sa source très loin en arrière dans une décision de Dieu qui était au commencement, et il s’acheminait vers la venue du Messie qui en serait le terme. Plus question de mythologies, l’histoire – puisque c’était le nom qu’on donnerait à cette nouvelle façon de comprendre le temps et la durée de nos vies qui se succédaient – l’histoire se déroule sur la terre, c’est notre domaine à nous les hommes, comme le ciel est celui de notre Dieu. Pas de mélange, donc. Alors, quand tu viens nous raconter que tu descends du ciel, va raconter ça à Memphis sur les bords du Nil ou à Persépolis chez nos copains iraniens, ou encore à Athènes où ils sont si savants, ou même à Rome : là-bas on te croira sur parole ; mais ici, non, chez nous ça ne marche pas !
D’ailleurs on te connaît, tu es le fils de Joseph – tiens, c’est la deuxième fois qu’on te nomme ainsi : la première fois, c’est Philippe, de Bethsaïde, qui avait parlé de toi à Nathanaël, ce méditatif ruminant sous son figuier -, oui, fils de Joseph, et on pourrait te remonter tout ton arbre généalogique (d’ailleurs, deux de tes disciples l’ont fait, Matthieu et Luc, et ils ne s’en sont pas mal tirés).
Mais l’objection n’est pas valable. Parce que Jésus n’est pas venu pour canoniser les généalogies. Au contraire : « Laisse les morts enterrer les morts » dira-t-il. Et si vous n’aviez pas compris, il demande : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? » Eh bien, ceux-là qui écoutent sa Parole pour faire la volonté du Père…
… Jésus est venu pour relativiser les principes, démanteler les cohésions qui organisent les sociétés humaines. Ce qui compte désormais, c’est que le Père vous attire, vous place dans le champ de mon magnétisme filial et qu’ainsi vous veniez vers moi, le Fils, et vers lui, le Père. C’est bien autre chose que les bricolages de l’astrologie ou même que les grandes théories sur les lois de l’histoire. Ce qui compte maintenant, c’est le rapport direct que Dieu décide avec chacun de vous, à ne surtout pas confondre avec le rapport que vous auriez bien envie d’avoir avec lui selon vos convenances.
Pour Jésus, ce qui est important et intéressant, ce n’est pas la question de l’origine du monde, le big-bang et tout le bastringue, ce n’est même pas la naissance de chacun d’entre vous, c’est bien plus le moment où le Père vous attire chacun vers le Fils – et c’est ça qu’on appelle la nouvelle naissance. Comprenez : pas une autre ou une nouvelle naissance, mais une naissance à la nouveauté. Et le véritable commencement pour chacun de vous, il est là. Toutes les répétitions des cycles et des anniversaires, toutes les étapes des périodes et des époques, ce n’est guère, au fond, que décoratif. Abraham était sorti du cercle enchanté des religions cosmiques, Moïse avait établi la trajectoire de l’histoire. Jésus, lui, ne prend en compte que le trajet de chaque âme, de chaque vie qui ne commence à vivre pour de bon que lorsqu’elle subit l’attrait quasi magnétique du Christ. Et ça promet d’être interminable de venir ainsi vers lui, puisqu’il nous ressuscitera, il nous remettra debout au dernier jour : on tombe, on tombera, et c’est lui qui nous relève, c’est cela, la vie éternelle.
D’ailleurs, pour bien asseoir ce qu’il dit et se faire comprendre, il va citer un verset des Écritures : les Écritures, c’est un peu la trace du balbutiement de Dieu, c’est un peu l’apprentissage du Verbe de Dieu, de lui qui est le langage de Dieu quand il va déchiffrer au monde et aux hommes ce qu’ils sont et qu’il épèle à Dieu ce qu’il est : «Ils sont tous instruits par Dieu lui-même ». C’est un verset d’Isaïe, chapitre 54, et ça tombe bien, parce que cela vient après le chapitre 53 qui raconte la chute puis le relèvement du serviteur qui a pris sur lui toutes les iniquités des hommes. Mais avouez que ça a aussi une saveur de Jérémie quand il annonçait qu’il y aurait une Alliance toute neuve ; et Dieu disait alors :
Ce que je veux, je l’inscrirai, gravé dans leurs cœurs. Personne n’aura plus à instruire
personne. Personne ne dira plus à un autre : écoute-moi donc. Car, du plus petit jusqu’au
plus grand, chacun connaîtra le Seigneur.
Et cette volonté que Dieu inscrit en nous, qu’il nous enseigne, c’est que nous venions, nous nous élancions vers Jésus : « Celui qui entend le Père qui l’a enseigné, vient à moi ». Il n’y a donc rien d’autre à savoir de Dieu que Jésus lui-même. Saint Paul dira tout pareil : « Je ne veux rien savoir d’autre que Jésus, et que Jésus crucifié ». Ça ne vient donc pas d’une extase ou d’une vision. Le Père agit en nous à notre insu, presque en douce, jusqu’au moment où il nous donne ce coup de pouce qui nous met devant le Messie, devant le Christ. Et à ce moment-là, nous commençons à vivre, nous sommes une personne devant une personne ; avant, on n’était que des individus ou des numéros. Maintenant, notre liberté veut dire quelque chose, et elle est d’avoir confiance : « Je vous le dis : il a la vie éternelle, celui qui croit ».
« Moi, je suis le pain de la vie ». Le pain que fabrique notre boulanger, en le mangeant nous le transformons en vie – notre propre vie – et c’est cela, la noblesse du pain. Ici, c’est différent, c’est comme la bonne, la vraie prière qui ne cherche pas à fléchir Dieu, à le faire changer d’avis, mais qui cherche à nous infléchir à Dieu, à nous ajuster à lui ; eh bien, si le pain ordinaire, le pain du boulanger, devient un peu de notre courte vie, le pain de la vie qu’est Jésus, quand nous le mangeons, c’est nous, les mortels, qui sommes pris dans la vie de celui qui ne meurt pas.
(1) note du copiste : Jean Grosjean, (1912-2006), écrivain, poète (poèmes d’inspiration biblique), traducteur et commentateur des tragiques grecs Eschyle et Sophocle, de Shakespeare, du Coran et de textes bibliques ; avec J.-M.G. Le Clézio, il fonde la collection L’Aube des peuples, qui publie des textes fondateurs des grandes civilisations.
Rueil : Ste-Thérèse, Compassion, Oblates ,
11/ 12 août 2018 , 19ème dimanche du temps ordinaire (B)