À Capharnaüm : la nourriture durable – Jn 6,24-35
par le Père François Marxer
Autant dire qu’on les comprend ! Avec ce qui s’est passé dimanche dernier, eh ! plus de problème d’approvisionnement ! Ce n’est même plus la peine d’aller à Carrefour pour recharger les caddies. Que voulez-vous, l’abondance dans nos pays de disette, quelle aubaine ! Ça nous rappellerait presque le Psaume : « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien ; sur des prés d’herbe fraîche il me fait reposer ». Et c’est vrai qu’en ce printemps, l’herbe verte ne manque pas là où on a mangé du pain frais et du poisson, tant qu’on en voulait : un vrai repas de fête ! On aurait voulu le retenir, qu’il soit notre chef, notre roi – ç’aurait été avantageux, mais pfuiiit…, il s’est éclipsé, disparu. Et ses proches, sa garde rapprochée – ils sont douze et ils avaient chacun en main un panier où on avait ramassé ce qui restait du festin en prévision des jours à venir sans doute – ses proches ont repris la mer mais sans lui qui a disparu dans le noir de la nuit.
Mais les gens ne sont pas sots, on n’allait quand même pas le laisser filer comme ça, ça serait trop bête. Tenez, des barques venant de Tibériade passaient par là : allez, on embarque. On prend comme ça le raccourci, le chemin direct ; si lui a contourné le lac à pied, comme nous on avait fait avant-hier, on le rattrapera et on sera là avant lui. Ils arrivent à Capharnaüm, et là, stupéfaction ! Jésus est déjà là ; comment a-t-il fait ? Il n’a pas pris la barque avec ses disciples, alors il a longé la rive du lac, mais ce n’est quand même pas un marathonien ! Alors, intrigués, on lui a posé la question : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? »
Cette question n’a l’air de rien, elle a l’air sympathique, tout juste un peu de curiosité peut-être, mais si gentiment posée, avec un zeste de naïveté : « Quand es-tu arrivé ici, avant nous, qui avons pris le chemin direct, rapide ? » C’est la question du Tentateur qui revient, à peine déguisée, à peine maquillée. Il y a quelque temps de ça, il avait mené Jésus sur le pinacle du Temple et avait proposé : Allez, jette-toi en bas, tu ne risques rien puisque ton Dieu et Père enverra ses anges pour que tu ne t’écrases pas à l’arrivée. Quarante mètres, normalement ton sort serait réglé, mais non ! là, tu t’en sortirais, indemne. Ah ! les gens seraient é-pa-tés, et tout le monde saurait que Dieu est de ton côté. Alors, ton travail de Messie – puisque c’est pour ça que tu as été envoyé, n’est-ce pas ? – ça marcherait comme sur des roulettes !
« Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? » Tu n’as pas embarqué avec tes disciples, faire le tour du lac, eh bien, tu ne serais pas normalement arrivé à l’heure qu’il est. Alors, comment as-tu fait ? Vraiment, on est épaté. Et Jésus ne répond pas, il ne va pas mettre le doigt dans l’engrenage, ce serait si simple de leur répondre : « Eh bien, oui, je suis venu en marchant sur la mer, comme on marche sur la terre ferme ». Ça, ils sont prêts à le croire, surtout après s’être rempli l’estomac comme hier soir. Le prodigieux, l’épatant, l’époustouflant, l’extraordinaire, ça, ça marche toujours…
Mais Jésus refuse absolument de faire des prodiges – ce qui serait sans doute très avantageux en termes de marketing -. Plus tard, bien plus tard, il viendra en marchant sur les nuées du ciel, mais on n’en est pas encore là ! Pour le moment, s’il marche sur l’eau comme un piéton ordinaire, c’est discrètement, nuitamment. Et encore, il n’y en aura que quelques-uns à en être témoins !
À tout bien prendre, Jésus ne fait pas de miracles, sinon c’est presque par mégarde. Les prodiges, l’époustouflant, il laissera ça aux faux messies, aux faux christs, à tous les charlatans de la crédulité pour qu’ils séduisent comme ça les âmes justes et les conduisent à la perdition. Pas de miracles, pas de prodiges, mais des signes : il le dit assez rudement à ceux qui viennent de le retrouver : « Vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé de ces pains et que vous en avez été rassasiés ».
Je vous mets devant les yeux des signes : et dans ces signes, il y a des significations, il y a du sens à décrypter, c’est à votre intelligence que je m’adresse, c’est votre intelligence que ces signes convoquent. Qu’allez-vous comprendre ?
Saisirez-vous que la puissance qui est mienne et qui vous a réjouis – et c’est la puissance même de Dieu – cette puissance est sans pouvoir. Je n’aurai que faire des douze légions d’anges qui auraient pourtant bien clarifié la situation quand on viendra m’arrêter au Jardin des Oliviers. Je dirai d’ailleurs à Simon-Pierre de rengainer le sabre avec lequel il faisait sottement des moulinets, tout ça pour intimider, pour faire de l’épate ! Et il en a profité pour mettre son drapeau dans sa poche dans la cour de la maison du grand prêtre Caïphe. Et par trois fois, bien au fond de sa poche, pour qu’on ne le voie pas. Une faiblesse d’homme, c’est vrai, un peu décevant, mais c’est quand même autrement pardonnable que de massacrer !
Alors, si vous avez un peu, un tant soit peu compris, « Travaillez, – oui, travaillez, parce qu’il a affaire à des Juifs, et avec les Juifs il y a toujours quelque chose à faire pour que ce soit ensuite authentifié sous le regard de Dieu -, travaillez non pour la nourriture périssable, mais pour la nourriture durable – eh ! vous êtes tellement hantés par le développement durable, ça devrait vous convenir ! -, et durable jusque dans la vie éternelle. » Clairement, durable pour vivre toujours.
Lui avait déjà dit à la Samaritaine rencontrée au puits de Jacob : l’eau vive que moi je donne, devient source jaillissante pour vivre toujours. Et là maintenant : cette nourriture durable, c’est celle que vous donne le Fils de l’homme, car c’est lui que Dieu le Père a marqué de son empreinte, a authentifié de sa signature.
Cela est un peu mystérieux, mais sur le coup ça ne les préoccupe pas. Ce qu’ils ont compris, c’est qu’ils allaient être nourris à volonté et qu’ils n’avaient plus à craindre la famine. Mais qu’il y avait une condition quand même, et ils n’ont pas très bien compris laquelle : « Qu’est-ce qu’il faut faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » Réponse : « L’œuvre de Dieu – opus Dei -, le travail de Dieu, c’est de vous fier en confiance à celui qu’il a envoyé ». A priori, ça paraît plus facile que ce que réclamaient les prophètes comme actes de justice et de bonté, ou alors de nous défier des idoles qui mentent ou des chefs qui nous trompent, alors que le seul maître valable, c’est notre Dieu invisible. Là, c’est tout différent : ce que Dieu demande, c’est de croire, nous fier en Celui qu’il a envoyé. Pourquoi ? parce que lui-même, Dieu, il croit en lui, il lui fait confiance.
L’œuvre de Dieu, le travail de Dieu, que Dieu attend de nous, c’est de valider le choix que lui, Dieu, a fait, c’est d’attester la confiance que Dieu a faite au Fils de l’homme qu’il nous a envoyé. Sur le coup, ils se rétractent. Hésitation : eh ! qu’est-ce que tu vas nous donner comme preuve pour qu’on puisse te croire ? Croire, pas facile….
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
4/5 août 2018
18ème dimanche du temps ordinaire (année B)